Plus de vingt ans après sa mort, le 9 septembre 1981, Jacques Lacan reste encore paradoxalement un personnage à découvrir. Très réticent face à ce qu'il appelait la «poubellication», il n'aimait guère rendre publics ses opinions, ses pensées et même son travail. Il n'a publié son célèbre recueil de textes, les Écrits, qu'à l'âge de soixante-cinq ans et ne se confiait que très rarement au-delà du cercle des intimes ou de ses disciples dans le milieu de la psychanalyse. Comment commençait-on une analyse avec Lacan ? Que disait-il et comment agissait-il «en privé» ? Pourquoi son enseignement de la psychanalyse a-t-il tant fasciné ses auditeurs ? Pourquoi son rayonnement fut-il exceptionnel non seulement dans le champ de la «santé mentale» mais aussi dans celui de la pensée contemporaine, en France comme à l'étranger ? Ce grand théoricien, souvent réputé illisible, fut-il aussi un grand clinicien ? À ces questions et à bien d'autres, les témoignages de treize psychanalystes d'origines très différentes, qui furent, pour certains dès l'après-guerre, des membres de son entourage immédiat, et quasiment tous en cure ou en «contrôle» sur le divan de la rue de Lille, fournissent autant de réponses. Ces propos très libres, souvent «intimes», à l'occasion critiques, apportent un éclairage original sur un personnage d'exception. Ils ont été suscités par Alain Didier-Weill qui a eu avec Lacan l'expérience d'un dialogue analytique privé et public dans le cadre de son Séminaire.
Qu'y a-t-il dans la parole de tellement redoutable que, si souvent, l'homme choisit de l'accepter pour la faire bavarder plutôt que de la faire parler ? Une certaine épreuve à laquelle il peut vouloir se soustraire : que découvre-t-il, en effet, à l'instant où il recueille cette parole qui lui a, semble-t-il, été donnée gratuitement ? Que cette parole, avec laquelle il croyait innocemment parler, se met à lui poser cette question sidérante qui l'arrache à toute innocence possible : " Es-tu justifié de parler ? " L'homme se soustraira-t-il à cette question en se réfugiant dans la normalité - quitte à payer cette fuite par un symptôme - ou la prendra-t-il en charge en lui répondant par une métaphore créatrice : si sa réponse fait entendre ce qu'il a d'inouï elle sera musique, si elle fait voir ce qu'il a d'invisible elle sera peinture, si elle montre ce qu'il a d'immatériel elle sera danse. Pourquoi la production d'un tel instant créateur est-elle si difficile ? Le sujet aussitôt questionné par l'appel sidérant à devenir, reçoit dans le même temps une étrange injonction - celle du Surmoi - à demeurer immobile sous la fixité du mauvais oeil. La question de cette division entre le commandement sidérant et l'injonction surmoïque a été, entre Lacan et l'auteur, l'objet d'un dialogue privé que Lacan a rendu public dans ses derniers Séminaires.
Alain Didier-Weill remonte à l'invention de Saint Paul (le péché originel et la culpabilité) pour expliciter une notion psychanalytique complexe. Il appuie son essai psychanalytique sur un dialogue théâtral qui met en scène Saint Paul et Saint Pierre et illustre ce que le texte théorique ne pouvait aborder que difficilement.
Dans les dernières années où Lacan fit son séminaire il demanda à Alain Didier-Weill de présenter par trois fois en public des recherches concernant plusieurs hypothèses qui sont reprises dans ce livre : le rapport entre la peinture et la musique ; le rapport entre le surmoi, la musique et la parole ; Qu'est-ce que le « surmoi » ?, en l'occurrence cette force aveugle qui s'oppose à la création du sujet, que ce soit dans sa propre vie ou dans son rapport à l'art.
Qu'y a-t-il dans le regard étonné que le nouveau-né pose sur le monde? dans le "pourquoi" insistant de l'enfant? dans la sidération de l'adulte à l'écoute d'une note, d'un rythme, d'un trait d'esprit inouïs? dans le vol suspendu du danseur? Le surgissement d'un nouveau radical qui va bien au-delà du renouveau lié à la remémoration d'un signifiant refoulé, tel que Freud l'avait formulé.
Il est la clé d'un lieu auquel le mot ne donne pas accès et que Lacan situait " plus loin" que l'inconscient. Mais comment s'approcher d'un tel lieu? L'acte de création semble y mener lorsqu'il offre à notre perception de quoi appréhender l'invisible, l'inouï. Et n'y a-t-il qu'une réponse à cet étonnement? Quelles instances psychiques met-il en jeu? Pour répondre à ces questions, la religion offre une piste intéressante: le choix inconscient que provoque le nouveau radical sera celui de l'hérétique (qui veut que l'étonnement subsiste) ou celui de l'inquisiteur (qui veut le voir abdiquer).
C'est ainsi que certains philosophes contemporains -tel Alain Badiou - sont conduits, au nom du dogme chrétien inventé par saint Paul, à ne voir qu'une imposture dans l'étonnante universalité des lois de la Parole données par Moïse. L'étonnement est ce qui cesse avec le dogme: lorsqu'il est la voie par laquelle le sujet entre en résonance avec la loi et l'outrepasse; lorsqu'il rend le complexe d'OEdipe plus complexe en le renvoyant à son ancêtre Dionysos, dieu de ce qui sonne et résonne; lorsqu'il donne accès au nouveau absolu délivrable par le réel.
Freud, nous le savons, était amateur d'art, mais il était surtout intéressé par l'art du Quattrocento ou de l'Antiquité, sur lequel il s'est appuyé pour construire ses théories soit en le prenant comme modèle (oedipe roi ou Hamlet) soit en l'utilisant comme support clinique (Léonard de Vinci, Signorelli).
Comment ne pas être étonné qu'il ait ignoré une bonne part des productions artistiques de son époque ? Pourtant ses contemporains, peintres, poètes, écrivains, architectes, musiciens, traitaient des mêmes impasses de la construction subjective, des mêmes expressions du désir, des mêmes questions fondamentalement humaines... Tous les auteurs réunis ici, psychanalystes, philosophes, historiens, éclairent, à leur manière, un pan de cette ignorance mutuelle entre Freud et la Vienne de son époque.
Au-delà de la richesse de chacun des exposés, apparaît une lecture nouvelle et forte du rapport du sujet à son temps, et des impasses de la subjectivité dans le rapport à la culture, qui éclaire bien des avatars de notre modernité.
Face au musicien qui sait faire entendre l'inouï avec une simple note, au peintre qui sait montrer l'invisible avec une tache de couleur, au danseur qui sait figurer l'impondérable avec un pas de deux, comment, surtout pour un psychanalyste, ne pas poser et se poser des questions ? quel est le secret de ces artistes ? que nous font-ils réellement voir et entendre ? que disent-ils sur la propension des hommes à choisir, comme en témoignent leurs symptômes, de rester si sourds, si aveugles, si pesants ? et que nous incitent-ils, par là même, à reformuler du savoir psychanalytique ? partant d'un cas, celui d'une musicienne venue à l'analyse, alain didier-weill explore dans cet ouvrage, à travers plusieurs textes, divers aspects de la relation entre psychanalyse et art.
Et il en tire des enseignements qui concernent tant la clinique que la pratique et la théorie psychanalytiques.
Quinze témoignages de lacaniens reconnus, tous anciens analysants de Lacan, s'interrogent ici sur leur filiation et posent les questions de l'enseignement, de la transmission de la théorie et de la pratique lacaniennes et celle du transfert inhérent à la personnalité du maître.