Le sens de cet ouvrage de philosophie fort singulier se déploie dans l'exercice de la chasse à l'arc. Aussi, très vite, la pensée dont il est question est celle à la fois du fait de devoir tuer pour manger et celle de savoir qui tue qui étant donné l'expérience particulière de la chasse à l'arc. Pourtant cette expérience est celle de l'homme qui nous a précédés.
Elle implique une confusion, une sorte d'osmose entre la proie et le chasseur dont la trace dans les civilisations contemporaines n'a pas totalement disparu.
Inversement, cette expérience implique un rapport de fraternité avec la matière du monde (avec la « chair » des êtres du monde) qui ne permet pas de penser le rapport aux animaux ni à la prédation en général de la même façon que celle que nous connaissons et qui élargit notre sensation d'appartenance au vivant et à l'humain d'une manière considérable. Non seulement les notions de bien et de mal n'y sont plus les mêmes, mais l'éthique qui règle les rapports entre les êtres ne se fonde pas sur les mêmes assurances.
Venant comme en prolongement de cette osmose dans le rapport de vie et de mort pour la nutrition, la chasse à l'arc, du fait de la courte portée des flèches, implique un rapprochement maximal avec les proies.
Cela signifie d'une part une connaissance approfondie et presque intime des animaux mais aussi une faculté commune à une très grande partie des êtres vivants qui prend tout son sens ici pour le chasseur : celle du camouflage, du brouillage des apparences, de la discrétion absolue de soi. Jusqu'à ne plus exister que comme un animal, précisément.
Se camoufler, ce n'est pas se cacher, c'est jouer avec les perceptions de l'autre, c'est troubler ses habitudes, introduire de l'incongru dans sa connaissance, souvent très étendue, de l'homme comme prédateur. Alors, l'expérience de l'arc devient une expérience décisive qui ne permet plus de retour en arrière et ne peut plus se contenter de faux-fuyants.
Ici commence une forme de réflexion sur les questions qui agitent notre époque et qui, c'est le sens de cette soirée de présentation et de discussion, ouvre sur trois questions essentielles :
- celle de la morale que l'homme voudrait s'imposer vis-à-vis de la Terre et vis-à-vis de l'environnement, - celle de la propriété comme règle générale de l'existence des hommes sur Terre et des droits et devoirs qu'elle implique, - celle du pouvoir comme forme de mise en suspens de la guerre de tous contre tous, mais avant tout comme émanation de la guerre et évocation constante de la guerre.
L'oeuvre théorique de Jean-Paul Curnier est la mieux connue, parmi les plus singulières, et les plus remarquables. Pensée et écrite par une sorte d'Alceste politique, dont il ne suffit pas de dire qu'il n'a pas fait tout ce qu'il fallait pour qu'elle soit plus connue, dont il faut au contraire dire qu'il a beaucoup fait pour qu'elle le soit moins, en tout cas pas de n'importe qui, de peur de ressembler à tous ceux qui se font trop connaître pour de mauvaises raisons. On dira en langage d'époque que Jean-Paul Curnier fut un « radicalchic », quand il faudrait dire qu'il était simplement mais impérieusement jaloux de sa liberté, laquelle ne se négociait pas. Incompromis, « incompromissible » si le mot existait (mais il n'existerait que si la chose elle-même existait).
On connaît moins son oeuvre littéraire. Du moins n'en a-t-on rien pu lire depuis l'admirable - et admiré - Peine perdue (éditions Léo Scheer, 2002). Un fort volume (350 pages) où il était enfin rendu possible de la découvrir. Une tout autre oeuvre, qui nous a découvert un tout autre auteur, peut-être, même aux meilleurs de ses amis, un tout autre homme (mais non, le même, mais intime). Rien là de sa tonitruance politique : à l'opposé, des mélodies douces-amères, des variations infimes mais infinies sur la peine de vivre, sur le malentendu d'amour, sur les mécomptes de soi, amusés et pas même amers, sur le rien qu'on ne sait pas comment fuir, mais qu'on ne fuit pas sans risque, parce que la déception est inhérente à toute fuite, et parce que le malentendu alors n'en est que plus épais. Tout y est d'un humour modeste et triste, léger et incrédule, sans reproche aucun, sans plainte non plus - délicat à l'extrême. La vie est comme on dit : le fait est, dont il faut rire. Rire (d'un rire léger) du fait qu'il faille être deux dans l'amour et qu'il y en ait toujours un de trop : soit qu'il n'y trouve pas sa place soit que l'autre ne la lui reconnaît pas. Rire de ce qu'il n'arrive rien (constante de cette mélodie) ou que ce qui arrive soit arrivé pour rien (sinon pour se retrouver vite un peu plus seul). Et que ce que retrouve alors celui qui est plus seul qu'avant, ce n'est pas lui, ou lui seul, mais lui en pire. Rire de ce que chacun soit deux, deux au moins, ce qui complique tout de même considérablement l'équation amoureuse.
Heureusement, écrit-il, mais est-ce que ça suffit à rendre « heureux » : « Rien n'arrive ! Et ça arrive souvent ! » Et s'il arrive tout de même quelque chose, qui sait par quelle mégarde, « Ce qui arrive/ est nécessairement rien du point de vue du futur,/ car rien ne saurait mettre fin au rien/ sans à son tour être promis à rien.// Vu de cette façon,/ ce qui arrive peut être regardé avec un grand soulagement. » Si rien n'arrive, partir serait la solution (autre constante de ce livre). Sauf que tout départ avorte, parce que tout départ, par le fait, est un faux départ (« Le faux départ est faux partout, parce que sans être parti/ on voudrait surtout ne pas avoir à être là/ et c'est un faux rester. »).
Par-dessus tête est constitué de tous les textes « littéraires » introuvables de Jean-Paul Curnier (parus si confidentiellement) ou inédits. De deux longs récits, (« Ici et ailleurs » et « La vie recommencée »), des sortes de nouvelles, et de... quels noms leur donner ?
Des chansons ou des poèmes de la vie ordinaire, (« L'extrême ordinaire » est le titre de l'un d'eux - sous-titre programmatif : « De l'incommunicabilité heureuse ») où ce qui se passe ne se passe pas dans un faste d'opéra, mais plutôt entre supérette et cafétéria.
Lieux des vies où (presque) rien n'arrive.
Fables, qui se répondent de loin en loin, comme en écho, traitant avec légèreté et par touches très fines aussi bien de l'amour, de la solitude et de l'absurdité, que de Dieu aux prises avec le Verbe et des tragédies intimes ordinairement vouées à l'insignifiance et au silence. Divagations par des chemins sans but qui croisent ceux de Sterne, de Lichtenberg, de Pessoa et de beaucoup d'autres. Moralités renversées, éloges du Rien et de l'idiotie dont les contes philosophiques orientaux et de la Chine ancienne étaient familiers. Ces méditations à mi-voix, où l'allégresse surgit du drame, de la désillusion et de l'attention d'un être solitaire à " tout ce qui arrive ", sont présentées selon trois périodes ou moments successifs : I - Avant que ça commence (Bribes et filaments pour une conduite sans destination) II - Moins que rien (Ressassements sur la tentation d'insignifiance) III - Sans nouvelles (Approximations et généralités sur le sens de l'inexistence).
Démocratie et piraterie : pourquoi un tel rapprochement ? On aurait plutôt tendance à penser que la piraterie, monde des hors-la-loi, du crime et du pillage, est à l'exact opposé de la démocratie qui incarnerait, elle, le triomphe du droit. Que font donc ici, associés, les représentants respectifs de la morale et de l'immoralité ? On savait, depuis quelque temps déjà, et par les historiens, qu'au XVIIIe siècle, époque de son apogée aux îles Caraïbes, la piraterie se dotait d'une forme d'organisation assez exemplaire de ce que nous mettons sous le mot démocratie. Ce seul point méritait que l'on réfléchisse plus avant sur le sens d'un emprunt aussi inattendu. II fallait donc aller chercher plus loin la nature de cette association que dans la seule motivation des pirates : non plus du côté de la piraterie mais du côté de la démocratie cette fois-ci, de son histoire et de sa nature profonde. L'argument qu'avance ce livre procède d'un renversement complet de nos habitudes de penser. II tient en ceci : si la piraterie s'est faite si spontanément démocratique, c'est en réalité parce que c'est la démocratie qui a, en son essence, à voir avec la piraterie, avec la prédation et l'extorsion, et non l'inverse. C'est parce qu'elle a, en quelque sorte, la piraterie dans l'âme. Et cela, depuis ses origines jusqu'à nos jours.
Une voix libre, parmi les plus libres, dont l'ironie, sans limite, pose que les choses, étant ce qu'elle sont (politiquement, socialement, moralement, culturellement), rien ne sert de prétendre y remédier ; qu'il faut au contraire s'employer à les aggraver. Les Prospérités du désastre constituent le tome 2 de Aggravation paru en 2002 (Éditions Farrago/Léo Scheer).
le commerce des charmes est un roman construit sur l'entremêlement de huit voix.
c'est en effet à la " production " d'une réalité que s'attache jean-paul curnier, en faisant ici usage de tous les moyens utiles : textes rapportés des courriels d'escrocs en ligne, proposés comme " survivance de la littérature populaire " ; descriptions de moments de solitude existentielle ; songes et états de pensée ; discours proférés ; développements sur le devenir d'un monde à l'extrême violence désormais routinière.
Le principe de cette exposition (Saint-Laurent Le Capitole 26 février-18 avril 2010) comme du catalogue qui l'accompagne est de présenter un ensemble de créations, une par artiste, qui par leur format, leur composition, leur sujet seront directement inspirées de l'oeuvre d'Edouard Manet intitulée "L'Homme mort" ou "Le Toréador mort".
L'objet de cette exposition est de retrouver une pratique assez peu usitée aujourd'hui, la copie ou l'oeuvre-hommage franchement inspirée d'un chef-d'oeuvre. Cela se faisait davantage au XIXe siècle et au début du XXe siècle, revendiquée souvent par d'immenses artistes tel Van Gogh, Picasso ou plus tard Bacon.
Ce livre est composé de 21 chapitres, chaque chapitre se présentant comme la retranscription d'une émission de radio qui aurait un invité d'honneur, expert en des sujets aussi différents que l'art dans la vie, la raréfaction de l'eau, la cigarette, comment sympathiser avec son voisin, etc. Attention, parmi ses fictions, une des retranscription est vraie...
Avec un humour grinçant et décapant, Jean-Paul Curnier s'amuse de la notion d'expert, nouvelle forme de perversion propagandiste.
Tout le monde a pu remarquer comment certaines choses, dites sur un certain ton, peuvent devenir des expressions amoureuses pleines de tendresse : mais quel imbécile ! que tu es bête ! quel crétin ! ... et bien d'autres encore, dites avec douceur, pour se rapprocher. Chaque fois que vous traitez quelqu'un d'abruti ou de crétin, il n'est pas sûr pourtant qu'il se jette à votre cou. On ne peut pas être imbécile, stupide ou crétin pour tout le monde ; seuls les proches peuvent en profiter. À moins, qu'on ne se sente proche de tout le monde...
Il y a des gens aussi qui s'emploient à rater tout ce qu'ils entreprennent avec un talent, une détermination et une énergie sans pareils.
En fait, ils savent mieux que les autres ce dont ils sont capables. Et finalement, ils savent aussi qu'ils sont les seuls à pouvoir y faire quelque chose, pour éviter le pire. En général, leur échec est tel, tellement absolu, qu'il est impossible d'imaginer ce qui aurait pu avoir lieu à la place ... Sans doute une réussite qu'il valait mieux ne pas montrer.
Aggravation, parce que tel est le double projet de ce livre : celui de rendre mieux visible l'état de dégradation continuée des conditions faites à l'existence commune; celui également d'en perturber le cours en rendant plus incertain et plus contrarié l'assentiment aveugle qui partout le permet.
Que la face cachée de ce qui se montre soit aujourd'hui la chose la moins supportée, cela méritait qu'on s'emploie à l'aggraver. C'est assez dire qu'on ne trouvera pas ici de quoi ajouter à cette forme d'apathie consentante, de résignation euphorisée, qui se présente volontiers comme un progrès de civilisation et dont la généralisation assure l'actuel succès des formes les plus grossièrement cyniques du pouvoir et l'abandon de tous à la férocité sans limites de la loi du marché.
On y trouvera au contraire de quoi entamer la volonté d'innocence et d'ignorance mêlées qui accompagnent cet abandon : par le tracé de ses plus accablantes perspectives, par le relevé de son inavouable contrepartie, par le retournement de ses valeurs proclamées. Et cela, sans autre motif que celui de donner en partage, face à la vanité de ce pitoyable triomphe, le goût d'un écart inconciliable, d'un rire déplacé.
J.-P C.
Il existe à la SNCF un manuel spécialement conçu pour aider l'agent en poste à informer les voyageurs par haut-parleur dans les situations les plus imprévues.
C'est une sorte de catalogue des calamités, avec des modèles d'annonces correspondants. Le but est d'éviter le dépourvu, de trouver dans l'urgence : un suicide sur la voie, un train bloqué par des manifestants ou par un arbre renversé, une panne de motrice, une bombe dans un compartiment ou un malaise du conducteur, des mots, un ton et des formules qui rassurent, qui informent sans effrayer, tout en se rapprochant au plus près de la vérité.
Bref, il s'agit de répondre à l'imprévu par l'affirmation puissante et sereine de l'ordinaire.
L'écologie politique, à défaut de grandes idées a des idées larges, pour ainsi dire pas vraiment des idées, plutôt des opinions ; et surtout l'ambition de faire de sa propre confusion le mode le plus adapté de représentation politique de tous ceux qui cherchent et se cherchent dans une situation où tout semble bloqué.
La confusion étant ce qui exprime le mieux la confusion, le désordre qui règne chez ses dirigeants et dans ses idées est ce qui exprime le mieux pour l'instant l'état mental d'une partie de la population des pays de l'Europe occidentale. La déroute étant depuis quelque temps déjà un fait social à part entière, il était finalement légitime qu'elle soit politiquement représentée ès qualités, et même, si besoin est, théorisée..
"pour ceux dont l'âme est inculte, les yeux et les oreilles sont de mauvais témoins", écrivait héraclite il y a presque deux mille cinq cents ans.
Autrement dit : il ne suffit pas d'avoir des yeux pour voir. au coeur de notre société du spectacle, apprendre à suivre avec la plus grande attention le chemin que les images font en nous, en faisant le pari que ce chemin nous conduira à mieux comprendre l'étrange familiarité qui nous lie à elles, tel est le projet de ce livre. on ne lira pas ici une condamnation de la soi-disant et très douteuse "civilisation de l'image".
Pour curnier, en revanche, l'image est un mode de pensée, que la pensée, fondée sur le langage, ne peut pas reconnaître, ni asservir, ni domestiquer. l'image serait donc ce qui nous ramène au monde quand la fausse transparence des mots nous en éloigne, ressuscitant le sentiment de sa proximité, ajoutant en quelque sorte à la réalité la sensation de sa réalité.
Sous le titre La Tentation du paysage, il sera question d'une figure essentielle du temps sous la forme de l'image même de l'immuable : la campagne, le monde rural.
Celui-ci y étant abordé hors de tout lyrisme nostalgique. [...] Il en sera question comme d'une figure sans cesse recommencée et toujours réadaptée de l'inertie originelle, figure qui, sous la forme du paysage apparaît alors comme une expérience de la conscience de nous et du monde où se trouvent indissociablement mêlés l'inertie et la vitesse, le même et le distinct, le perdu et le retrouvé ; figure plus proche de nous sans doute que jamais de l'Eternel Retour.
[...] Une force de présence, d'installation en nous de ce qu'évoque l'image : telle serait ce que nous appelons la beauté d'une photographie.
Mais de quel genre est cette présence, comment se forme-t-elle en nous, comment parler de la beauté de ces images, de quelle façon opère-t-elle ? C'est à partir de ces questions que ce texte a été composé.
Artaud, Nietzsche, Bataille, Sade, Klossowski, Pasolini... ces seuls
noms évoquent d'abord l'exact accord d'une existence souveraine
avec ce que commandent non moins souverainement l'écriture
et la pensée : le saut dans l'inconnu, dans la plénitude, dans
l'effroi de l'impensable.
L'impensable vers quoi tous ont tendu, dans lequel ils ont jeté
leur existence et l'ont presque tous perdue, c'est aussi celui,
frontalement politique, qui a consisté à condamner sans nuances
le modernisme et, avec lui, le progrès. Condamnation qui, inévitablement
teintée de nostalgie, affirme la possibilité d'une vision
autre du devenir commun.
Pour les photographes, l'arbre - et son génie propre quant à la captation de la lumière -, constitue bien davantage qu'un élément du paysage. La proposition d'Antoine Herscher s'inscrit dans cette tradition du regard et, à sa manière, la renouvelle. Semblant prendre au pied de la lettre la conception nouvelle de l'arbre comme chaînon essentiel du Vivant, le photographe entreprend d'en dresser des portraits, comme il le ferait d'êtres humains. Des portraits d'arbres, donc, qui, comme il le dit malicieusement, «n'ont rien de remarquable ou d'exotique par leur essence, mais qui font preuve de caractère...».