En mettant en regard Tolstoï et Nietzsche, Léon Chestov fait se mesurer le « grand écrivain de la terre russe », défenseur de la morale, au « responsable des crimes de la jeune génération » dont les écrits ont inquiété jusqu'en Russie. Le premier a cherché à travers ses grands romans à répandre sa conception du bien. Le second s'est employé à tuer Dieu et à dévoiler les artifices de la morale. Tolstoï n'a-t-il pas cherché, dans Qu'est-ce que l'art ?, à être le bouclier contre cet orage provenant de l'Occident ?
Pourtant, en les confrontant plus précisément sur l'Idée de Bien, Chestov en vient sans le dire à diminuer Tolstoï et à grandir Nietzsche tout en les rassemblant sur plus d'un point. C'est que Tolstoï s'est rendu coupable de se satisfaire de sa vertu, quand Nietzsche en a payé le prix dans sa souffrance. Si Nietzsche a renié sa foi, n'a-t-il pas cherché Dieu ? Jusqu'à cet Übermensch, peut-être, le surhomme dont Chestov semble vouloir croire qu'il est le Dieu nouveau de Nietzsche.
Kierkegaard a donné à sa philosophie le nom d'existentielle; il sait certes aussi bien que tout le monde que du point de vue de la philosophie spéculative, la philosophie existentielle est la pire des absurdités. Mais cela ne l'arrête pas, cela le ravit au contraire. C'est dans l'"objectivisme" de la philosophie spéculative qu'il voit son vice essentiel. "les hommes, écrit-il, sont devenus trop objectifs pour obtenir la béatitude éternelle, car la béatitude éternelle consiste justement en un intérêt personnel infiniment passionné". Et cet intérêt infini est le commencement de la foi.