Tome VII des oeuvres telles que Chestov les avait lui-même ordonnées, Le Pouvoir des clés, publié juste après les horreurs de la première guerre mondiale, marque un tournant dans son oeuvre, désormais plus ouvertement orientée vers le questionnement de la foi. Le « pouvoir des clés », pour Chestov, c'est ce droit que s'arroge chaque homme, qu'il soit catholique ou athée, d'ouvrir pour lui-même et pour ses proches les clés du royaume des cieux, de croire que, s'il fait le bien, il obtiendra le paradis. Or, pour Chestov, l'homme doit renoncer à l'idée que ce pouvoir est entre ses mains, la vérité ne commence qu'au moment où la raison perd pied. On la trouve chez ces hommes (de Plotin à Nietzsche, de Shakespeare à Dostoïevski) qui, à un moment de leur vie, ont perdu toutes les clés et ont connu une expérience qui est de l'ordre de la révélation. Comme tous les livres de Chestov, et comme les grands livres de Nietzsche, Le Pouvoir des clés est construit sans esprit de système, en courts chapitres qui sont autant de petits essais, brillamment écrits, sans jargon philosophique. Il contient en outre le premier article de Chestov sur Husserl, écrit dès 1916. Husserl, avec son projet d'établir définitivement « la philosophie comme science rigoureuse », est pour Chestov l'adversaire absolu - mais les deux philosophes s'estiment et se rencontrent à plusieurs reprises. « Memento mori » contribua, lors de la parution de sa traduction en 1925, à l'introduction de la phénoménologie en France.
Ce petit livre réunit deux textes de Léon Chestov (1866-1938) très peu connus - mais qui nous paraissent aujourd'hui encore d'une remarquable actualité. Ils comptent parmi les très rares pages que la philosophe russe consacra directement à des questions politiques. Le premier « Qu'est-ce que le bolchevisme ? » est écrit en 1920, peu après l'exil auquel l'a contraint le coup d'État d'octobre 1917. L'opuscule qui devait paraître à Berlin ne verra jamais le jour, sans doute jugé trop dangereux par son éditeur, mais le texte est publié en français dans le Mercure de France. Chestov n'était pas seul, dans ces années-là, à poser cette question. Dans sa postface, intitulée « L'Énigme russe », l'historien Jean-Louis Panné présente un panorama très complet, inédit et passionnant de la réception de la Révolution russe en France dans les années vingt, ce qui lui permet de montrer l'originalité de l'analyse de Chestov, qui anticipe sur celles d'un écrivain comme Vassili Grossman.
Le bolchevisme appartient au passé russe, même s'il se présente comme nouveau ; en réalité, il s'agit d'un mouvement « profondément réactionnaire », qui crée un nouvel asservissement du peuple russe. De plus, il est absolument incapable d'une création positive : «maintenant il est même défendu de se taire », or les hommes capables de créer ne peuvent pas se faire à l'esclavage. Cette analyse, très neuve à l'époque, éclaire une grande part de l'histoire récente de la Russie, jusqu'à la situation actuelle.
Chestov écrit le second texte en 1934, quatre ans avant sa mort, pour une revue d'inspiration théosophique publiée en Inde, e Aryan Path, qui - en dépit de son titre - marqua avec force son opposition à la montée du nazisme. Là encore, ce qu'écrit Chestov résonne avec force aujourd'hui, notamment ce qu'il nous dit de l'utilisation par les barbares de tous les moyens que leur fournit l'essor du progrès technique et de la science d'une civilisation pour laquelle ils proclament leur mépris.
Dans les deux textes, le seul espoir réside, pour Chestov, dans le maintien de la liberté et de l'indépendance spirituelle. « Là où il n'y a pas de liberté, il ne saurait naître rien de ce qui est apprécié par les hommes sur la terre. » Une liberté qui, pour Chestov - et là encore, il y a amplement matière aujourd'hui à débat - est, paradoxalement, du côté de la révélation apportée par les Écritures, et non de la tradition philosophique née de la raison athénienne.
La nuit de Getshémani, Pierre s'endormit et ne put prévenir le Christ de l'arrivée des soldats. Depuis, nous dit Pascal, « Jésus est à l'agonie jusqu'à la fin des temps et il ne nous faut pas dormir pendant tout ce temps-là ». Cette folle injonction est le point de départ de l'essai de Chestov, qui veut toutefois la prendre au pied de la lettre et nous enjoint à notre tour de rester éveillés pour qu'une nouvelle nuit de Getshémani, pour l'homme, ne se reproduise pas ; pour que l'homme ne se voit pas condamné à l'agonie jusqu'à la fin des temps, parce qu'il n'aura pas veillé sur sa liberté première que lui octroie la connaissance.
Texte d'une puissance inouïe, la Nuit de Getshémani est aussi un essai sur la philosophie de Pascal, délivré des oripeaux dont l'ignorance et quelquefois l'enseignement scolaire l'auront affublé.
En mettant en regard Tolstoï et Nietzsche, Léon Chestov fait se mesurer le « grand écrivain de la terre russe », défenseur de la morale, au « responsable des crimes de la jeune génération » dont les écrits ont inquiété jusqu'en Russie. Le premier a cherché à travers ses grands romans à répandre sa conception du bien. Le second s'est employé à tuer Dieu et à dévoiler les artifices de la morale. Tolstoï n'a-t-il pas cherché, dans Qu'est-ce que l'art ?, à être le bouclier contre cet orage provenant de l'Occident ?
Pourtant, en les confrontant plus précisément sur l'Idée de Bien, Chestov en vient sans le dire à diminuer Tolstoï et à grandir Nietzsche tout en les rassemblant sur plus d'un point. C'est que Tolstoï s'est rendu coupable de se satisfaire de sa vertu, quand Nietzsche en a payé le prix dans sa souffrance. Si Nietzsche a renié sa foi, n'a-t-il pas cherché Dieu ? Jusqu'à cet Übermensch, peut-être, le surhomme dont Chestov semble vouloir croire qu'il est le Dieu nouveau de Nietzsche.
Shakespeare et son critique Brandès, publié en 1898, est le premier livre de Léon Chestov, le seul de lui qui n'avait encore jamais été traduit en français. Quarantes années après sa parution, peu avant sa mort, Chestov a raconté lui-même la genèse de ce texte, né de la colère que lui inspirèrent les écrits du critique rationaliste danois Georg Brandès consacrés à Shakespeare, alors que lui-même était encore bouleversé par la lecture des oeuvres du dramaturge anglais. Indigné par ce critique « qui glissait à la surface des choses » et que Macbeth, Lear ou Hamlet « n'empêchaient pas de dormir », réfutant les interprétations de ce positiviste esthète, Chestov donne sa propre lecture de quelques pièces de Shakespeare : Hamlet, qu'il voit comme l'apprentissage de la réalité de la vie face aux abstractions de la pensée, Jules César, où Brutus apparaît comme un anti-Hamlet : un philosophe qui n'a pas rompu avec la vie et aucune construction intellectuelle ne peut l'entraîner dans ces sphères abstraites où l'homme se transforme en concept, Coriolan, où il réfute une interprétation nietzschénne mal assimilée de Shakespeare, mais aussi Le Roi Lear et Macbeth. Il esquisse déjà, ce faisant, les grandes lignes de ce que sera son combat philosophique : aller au rebours de toute la tradition née du stoïcisme grec. La nécessité, la raison ne sont pas en mesure de répondre aux questions des hommes dès lors que, comme Job, ils sont confrontés à la tragédie. Il s'agit pour lui, dans ce livre, de montrer que les héros shakespeariens, contrairement à ce qu'affirment Taine et ses disciples, ne peuvent pas « entrer dans la chaîne des phénomènes », n'obéissent pas aux lois immuables de la science. Ces pages du jeune Chestov, emplies d'une salubre indignation, nous paraissent aussi vibrantes, aussi persuasives et nécessaires qu'au jour où elles ont été écrites il y a plus d'un siècle.
Initialement publié en 1937, Athènes et Jérusalem : un essai de philosophie religieuse, le dernier livre, "le plus hardi et le plus conséquent" de Léon Chestov (1866-1938), est ici réédité avec l'essai que lui a consacré Yves Bonnefoy en 1967, "L'obstination de Chestov", qui demeure la plus belle incitation qui soit à découvrir l'oeuvre du philosophe russe.
Kierkegaard a donné à sa philosophie le nom d'existentielle; il sait certes aussi bien que tout le monde que du point de vue de la philosophie spéculative, la philosophie existentielle est la pire des absurdités. Mais cela ne l'arrête pas, cela le ravit au contraire. C'est dans l'"objectivisme" de la philosophie spéculative qu'il voit son vice essentiel. "les hommes, écrit-il, sont devenus trop objectifs pour obtenir la béatitude éternelle, car la béatitude éternelle consiste justement en un intérêt personnel infiniment passionné". Et cet intérêt infini est le commencement de la foi.