« Madame bailla longuement. On eût dit qu'elle était là depuis des siècles, assise sur ce fauteuil. Comme si c'était là son territoire. (Mieux encore, c'était son antre. Elle se protégeait avec cet endroit. Lui seul lui permettait de trouver une place dans la vie) Elle y avait passé toutes ses longues années. (Elle avait lavé sa jeunesse et peut-être des milliers de gens) Le Hammam était pour elle un deuxième monde. Elle y avait ouvert les yeux, elle s'y était confrontée à la vie. Il y a longtemps, très longtemps, à l'époque où y venaient des Grecques, des Arméniennes. (Ces femmes étaient comme des tableaux de la Renaissance. Nues et fortes. Leur peau avait la limpidité du marbre ; l'eau y glissait tout à fait) La famille de Madame tient ce hammam depuis trois générations. Madame a en charge les problèmes de la troisième génération ».
« Ce grand bâtiment vieux de cinq siècles. Que n'a-t-il pas vu depuis toutes ces années ? Ils disent qu'il est monument historique ; ils ne peuvent pas le détruire (mais personne ne vient pour le côté historique) D'ailleurs, même s'ils le voulaient, je ne les laisserais pas le détruire ce hammam. Qu'il soit enterré avec moi, s'il doit être disparaître. [...].
Ce qui se passe à l'intérieur ?
Oui et alors ? S'ils ne venaient pas ici, ils iraient ailleurs. Mais ils trouveront toujours un endroit où aller. Qu'ils soient là où je puisse les voir, au moins ; pas trop loin ».
Suat Bey, artiste raté, pénètre dans le hammam. Dans la tièdeur et la semi-pénombre, il rêvasse et passe sa vie en revue, ses échecs, son amertume, ses souvenirs et amours passés. Peu après entre Reha, réalisateur en vue dont le métier attire à lui les plus jeunes et les plus beaux garçons. Il est suivi par le comptable Muhsin qui, docilement, l'accompagne partout. Tous passent devant Esber, musicien polyglotte et érudit, qui aujourd'hui distribue les serviettes aux visiteurs et empoche les pourboires. Esber qui observe tout, remarque tout, et voit chaque jour défiler pères de famille, directeurs de banque, retraités respectables, fonctionnaires, médecins réputés, dentistes ou juristes venus eux aussi chercher quelques instants d'abandon et de liberté.
À travers les rencontres fugaces, les mensonges que l'on se raconte et les souvenirs arrangés, c'est la manière dont une société s'impose au corps, aux affects et aux désirs que ces heures au hammam dessinent peu à peu.
Ce roman de Murathan Mungan est une pépite ! Écrit au début des années 1980, c'est l'un des premiers textes en prose de l'auteur, il contient toutes les thématiques qui lui sont chères, notamment sur les minorités. C'est ainsi le premier texte de la période républicaine à aborder ouvertement l'homosexualité. Dans une langue sensuelle et poétique, Murathan Mungan dresse ici le portrait sensible d'une Turquie invisible, et poursuit la critique sociale de son pays à travers les relations affectives.
En 1997, lorsque paraît en Turquie Les Djinns de l'argent, Murathan Mungan est déjà au faîte de sa carrière. Pour la première fois, il livre au public ces textes qu'il appellera plus tard des « nouvelles autobiographiques » et qu'il parsème de clés pour, d'une part, éclairer certains aspects de son oeuvre à la lumière de sa biographie, mais surtout pour mettre en évidence l'importance de sa ville d'origine et son influence sur son identité d'homme et d'écrivain.
Mardin, ville proche de la frontière syrienne où ont longtemps cohabité Arabes, Kurdes, Arméniens, Ézidis et Assyro- Chaldéens, est cette ville qui l'a fait, lui, cet écrivain qui règne depuis plusieurs décennies sur le paysage littéraire de Turquie. En mêlant l'intime et l'historique au fil des textes qui composent cet essai autobiographique, Mungan lui donne, comme il n'a eu de cesse de le faire dès ses premiers textes poétiques, dramatiques ou de fiction, ses lettres de noblesse.
Mahmud et Yezida est le premier volet de la « trilogie mésopotamienne » de Murathan Mungan, dont Kontr a publié le second volet, Taziye. Cérémonie funèbre, en 2018.
C'est avec ce livre que Mungan, qui depuis une trentaine d'années est considéré comme l'un des auteurs majeurs de son pays, a débuté sa formidable carrière, voici exactement quarante ans.
Mardin, ville du Sud-Est de la Turquie dont l'auteur est originaire, a longtemps abrité Musulmans arabes, kurdes ou turcs, Arméniens, Juifs et Syriaques mais aussi (Y)Ézidis. Mahmud et Yezida raconte ainsi l'histoire d'amour impossible d'un Musulman et d'une Ézidie. Impossible car les Ézidis ne peuvent se marier en dehors de leur communauté et parce que les rapports entre Musulmans et Ézidis ont toujours été nourris d'inimitié. Comme si cela ne suffi sait pas, l'amour de Mahmud et de Yezida est encore contrarié par une querelle de terres. Pour accéder à un terrain fertile située au-delà du village ézidi, les hommes de Havvas Agha vont profi ter d'une croyance ézidie pour enfermer le village entier dans un cercle afi n de pouvoir s'approprier les terres qu'ils convoitent. Mais lorsque Mahmud est abattu en essayant de la rejoindre, Yezida s'enferme elle-même dans un cercle pour se laisser mourir.
Cette pièce de théâtre qui a marqué l'histoire du théâtre turc contemporain et qui est aujourd'hui traduite pour la première fois en français est complétée d'un texte récent de Murathan Mungan où il retrace l'histoire ponctuée de massacres du peuple ézidi.
Autour de la dépouille de Bedirhan Agha, présent et passé s'enchevêtrent. De l'enlèvement de Fasla, fille de son rival, à la tenue de son taziye, les épisodes de la vie de ce seigneur kurde, dernière victime en date d'une vendetta millénaire, défilent au gré de leur évocation par les protagonistes jusqu'au procès, suivi de son exécution, de celle que le code de l'honneur désigne comme sa meurtrière, faisant de Taziye une tragédie classique en terres mésopotamiennes.
C´est avec ce recueil paru en 1992 que Murathan Mungan a acquis la renommée dont il jouit depuis en Turquie et qui n´a jamais été démentie. Passe l´été est, dans son oeuvre poétique foisonnante (22 recueils entre 1981 et aujourd´hui), son recueil le plus populaire. Composé de trois parties, il aborde successivement le thème de la séparation amoureuse, celui de l´univers maritime (non sans évoquer l´Ode maritime de Pessoa) et celui de la fin de l´été. Cette langue poétique élégante et exigeante, traversée d´images fortes et saisissantes, a imposé Mungan comme l´un auteur primordial de la poésie turque de ces quarante dernières années.
Trois voyages pour une seule métaphore : l'existence humaine, tragique, se déploie au coeur de ces récits dans l'itinéraire des utopies amoureuses, d'illusions en déceptions, de représentations fictives en destruction du désir, de liberté en aliénation. Le premier voyage est celui d'Alice Star. Cette fille au passé misérable de vedette du porno fait une carrière de star de la pop. Lors d'un concert extraordinaire, devant son public fasciné, Alice est enlevée par un extraterrestre, Adam, qui lui fait vivre une nouvelle genèse, un amour fou... L'espace de quelques années-lumière la protégera-t-il de la chute ?
Aliyé voyage moins qu'elle ne fuit : son désir d'être autre ou ailleurs n'est - il que le triste reflet de l'immaturité ? Elle veut rompre, traverser la glace, trouver ce "je" qui n'est pas encore, au risque que, dans la recherche, il devienne un "autre"..
Ali vit à Mardin, à l'est de la Turquie, derrière la frontière : suffit-il de passer de l'autre côté, loin d'un milieu traditionnel et de ses déterminations sexuelles, pour se libérer des blessures du passé, des obsessions du présent ? A l'ère des images, le miroir littéraire que tend Murathan Mungan nous renvoie l'insoutenable vérité des pays de merveilles.
Les microfictions de Murathan Mungan n'ont rien à envier au plus dense des romans. Chacun de ces très courts récits contient une, voire plusieurs vies, une ou plusieurs expériences qu'il nous est donné d'apercevoir à la faveur d'un craquement d'allumette et de partager le temps de sa consomption. Signaux de fumée ou instantanés pris sur le vif, elles nous interrogent sur ce qui fait une histoire, sur ce qui fait qu'elle nous interpelle et nous investit plus ou moins intensément et pour plus ou moins longtemps, sur le pouvoir du récit et, en nos temps où l'on communique en messages de plus en plus brefs et virtuels, sur l'art même de la fiction.
Né en 1955 à Istanbul mais originaire de Mardin où il a grandi, Murathan Mungan est diplômé du département de théâtre de la faculté des langues et d'histoire-géographie de l'université d'Ankara. Depuis le tout début des années 1980, il s'illustre avec autant de brio et de constance dans les genres les plus divers : poésie, théâtre, fiction, essai. Il est considéré comme l'une des valeurs sûres de la littérature turque contemporaine.
Ce recueil de nouvelles pourrait se résumer en quelques mots : liens amoureux, filiaux, amicaux ou tout simplement humains. Un couple de célibataires d'un âge respectable se construit à partir d'une rencontre arrangée par des amis. Ils apprennent à se connaître avec gravité et patience et, contre toute attente, peu à peu se tisse entre eux un amour profond, une confiance et une compréhension inattendues. Quand réapparaît dans la vie de l'homme une mère absente depuis sa plus tendre enfance, son épouse perçoit le choc silencieux de cette présence devenue si lointaine et le trouble que provoque en lui l'absence de tout sentiment à son égard. Une visite, une seule visite de cette mère oubliée, puis de nouveau le silence. Bien plus tard, l'annonce de la mort de cette femme et la découverte de son appartement à deux pas de leur maison inscrit en eux le partage d'une indicible souffrance. Un enfant obèse décide de maigrir. Devenu beau, il observe d'un oeil lucide l'attention amoureuse que lui porte son entourage. Un jeune lecteur rencontre l'écrivain qu'il vénère, entre eux se noue une relation douteuse aux yeux des autres, troublante pour l'écrivain mais sans la moindre ambiguïté pour le jeune homme que seule l'écriture de cet homme attire. Un père divorcé rencontre par deux fois son fils devenu grand. Deux fois il le conduit sur les hauteurs d'Istanbul puis d'Izmir pour contempler, pour lui offrir en partage, la beauté de ces villes ottomanes. Murathan Mungan continue à creuser la veine de la critique sociale à travers le portrait de relations affectives. Si, dans ses précédents ouvrages, il avait montré une prédilection pour des figures un peu marginales de la société turque, ce sont des amours plus ordinaires qui alimentent ces dix nouvelles où s'affirme la multiplicité de la Grande cité d'Istanbul. Ainsi se dessine une carte du Tendre tout à fait contemporaine, sans ambages, sensuelle et d'une grande poésie. Par ailleurs ces nouvelles composent un livre tout à fait convaincant sur la proximité d'âme entre Turcs et Européens, avec juste ce qu'il faut de touche «orientale».
Après des années d'exil, le jeune Akhbar rentre chez lui. Une automobile traversant de vastes étendues cernées de monts dénudés le ramène lentement aux portes de sa ville natale. Après de multiples contrôles, le temps de revoir les siens n'est plus très loin. Mais l'imprévisible advient : Akhbar est perdu, il ne retrouve personne, ni sa mère, ni sa soeur ni même la maison de son enfance, il ne reconnaît rien. Errant de ruelle en ruelle, Akhbar se heurte au silence et l'angoisse l'étreint. Dans cette ville en proie à l'effacement, les femmes semblent avoir disparu. Bouleversé par cette insidieuse réalité, Akhbar poursuit néanmoins ses recherches. C'est alors qu'il perçoit le glissement furtif d'un tchador, le lourd balancement d'une étoffe, épais coton de couleur sombre, presque une ombre sur l'ocre aveugle des murets...