Écrits entre 2015 et 2016 et publiés pour la plupart dans le journal Birgün, ces textes sont tout autant une série d'instantanés d'une époque charnière - la fin du processus de paix et le début de l'une des pires périodes de répression dans les régions kurdes, préfigurant l'escalade autoritariste de 2016 - qu'un ensemble de courts essais accompagnant l'oeuvre de fiction de Murat Özya?ar. De « Vivre à Diyarbak?r » (initialement publié dans Le Monde en octobre 2016) à « Meryem Ana », tous dressent un portrait de cette capitale symbolique du Kurdistan turc qui puise à la fois dans l'histoire culturelle, la sociologie, la politique et la linguistique. Ils apportent de précieuses clés à qui veut mieux saisir l'univers des nouvelles ou ce qui fait la particularité de la langue littéraire d'Özya?ar.
Née en 1974 au Kurdistan irakien, la poétesse Choman Hardi est aussi une enseignante-chercheuse travaillant sur la question des inégalités du point de vue de l´intersectionnalité. Elle a trouvé refuge au Royaume-Uni en 1993 où elle a étudié dans les universités d´Oxford, de Londres et du Kent. Son ouvrage post-doctoral, Gendered Experiences of Genocide: Anfal Survivors in Kurdistan-Iraq (Routledge, 2011), a été nommé « UK Core Title » par le Yankee Book Peddler. Depuis 2010, des poèmes de son premier recueil en anglais, Life for us (Bloodaxe, 2004) sont étudiés dans l´enseignement secondaire. Son second recueil, Considering the women (Bloodaxe, 2015), a été nominé par la Poetry Book Society et sélectionné pour le Forward Prize for Best Collection. Sa traduction de Butterfly Valley de Sherko Beka a reçu le prix PEN translation.
Mikasa est un chien vivant dans les rues d´Arkanya, bourgade proche de Diyarbak´r. Rejeté par sa mère, il trouve refuge auprès d´une bande de chiens marginaux et tombe amoureux de la belle Melsa, mascotte du parti de ces « gens de l´Est » qui mènent contre l´État une drôle de guerre. Nous sommes en 1993, moment le plus dur du conflit kurde. Kidnappé par un tortionnaire de la contre-guérilla, Mikasa, devenu chien démineur, va être affecté à une caserne dans ses montagnes d´origine. Témoin des atrocités de cette sale guerre, pire démineur que le règne canin ait jamais connu, amoureux transi dont le nom de Melsa ne quitte jamais les lèvres, Mikasa raconte son histoire aux chiens du refuge où il s´est retrouvé après un mystérieux accident qui l´a laissé aux portes de la mort. Grâce à une narration à deux voix qui vous tient en haleine jusqu´au bout, Ouâf transmet la vérité de ce que fut le conflit kurde en ces années-là, dans un style maniant allègrement humour, engagement et subversion.
Istanbul, 1980. Fatma Aliye vit avec sa mère et son grand-père sénile dans leur vieille demeure ottomane. La visite de sa soeur Talia vient raviver des rancoeurs encore tenaces, tandis que menace le coup d´État du 12 septembre. Dans son hammam où s´organise la sociabilité homosexuelle de l´époque, Madame vit elle aussi avec ses fantômes Eber, Reha et Suat Bey évoluent entre frigidarium et pierre ventrale, trouvant en Madame une figure de mère protectrice, échappant dans ce refuge aux menaces constantes qui pèsent sur eux du fait de leur identité. En apparence indépendantes l´une de l´autre, ces deux histoires se complètent en peignant chacune un visage de la décadence, se faisant miroir grâce à un décor commun : cet Istanbul jadis cosmopolite où les autres sont désormais marginalisés et menacés dans leur existence même. Par ce livre audacieux, Murathan Mungan pose les bases de son oeuvre futur, affirmant son engagement en postulant une communauté de destin entre toutes les minorités.
1937. Dans une prison d'Arménie soviétique, une femme est interrogée par une enquêtrice de police cherchant à la faire avouer un crime qu'elle n'a pas commis. Cette femme, c'est Zabel Essayan, intellectuelle arménienne de premier plan, née à Istanbul en 1878, exilée en France en 1915, mais aussi témoin en 1909 des massacres d'Adana dont elle rendra compte dans son livre Dans les ruines. Depuis sa geôle, Zabel se laisse entraîner par les souvenirs provoqués par l'interrogatoire, revivant les grands moments de sa vie, de sa naissance à son exil.
La vie de Zabel est ici racontée par Aysel Yildirim et Duygu Dalyanoglu, artistes de la troupe stambouliote du Bogaziçi Gösteri Sanatlari Toplulugu, elles-mêmes sur scène en compagnie de quatre autres comédiennes. En choisissant de porter la focale sur les personnages féminins ayant gravité autour de l'écrivaine, les autrices signent une pièce engagée sur plusieurs fronts, placée sous le signe de la mémoire et du féminisme, lauréate de plusieurs prix importants en Turquie et jouée régulièrement depuis 2018.
Mahmud et Yezida est le premier volet de la « trilogie mésopotamienne » de Murathan Mungan, dont Kontr a publié le second volet, Taziye. Cérémonie funèbre, en 2018.
C'est avec ce livre que Mungan, qui depuis une trentaine d'années est considéré comme l'un des auteurs majeurs de son pays, a débuté sa formidable carrière, voici exactement quarante ans.
Mardin, ville du Sud-Est de la Turquie dont l'auteur est originaire, a longtemps abrité Musulmans arabes, kurdes ou turcs, Arméniens, Juifs et Syriaques mais aussi (Y)Ézidis. Mahmud et Yezida raconte ainsi l'histoire d'amour impossible d'un Musulman et d'une Ézidie. Impossible car les Ézidis ne peuvent se marier en dehors de leur communauté et parce que les rapports entre Musulmans et Ézidis ont toujours été nourris d'inimitié. Comme si cela ne suffi sait pas, l'amour de Mahmud et de Yezida est encore contrarié par une querelle de terres. Pour accéder à un terrain fertile située au-delà du village ézidi, les hommes de Havvas Agha vont profi ter d'une croyance ézidie pour enfermer le village entier dans un cercle afi n de pouvoir s'approprier les terres qu'ils convoitent. Mais lorsque Mahmud est abattu en essayant de la rejoindre, Yezida s'enferme elle-même dans un cercle pour se laisser mourir.
Cette pièce de théâtre qui a marqué l'histoire du théâtre turc contemporain et qui est aujourd'hui traduite pour la première fois en français est complétée d'un texte récent de Murathan Mungan où il retrace l'histoire ponctuée de massacres du peuple ézidi.
En 1997, lorsque paraît en Turquie Les Djinns de l'argent, Murathan Mungan est déjà au faîte de sa carrière. Pour la première fois, il livre au public ces textes qu'il appellera plus tard des « nouvelles autobiographiques » et qu'il parsème de clés pour, d'une part, éclairer certains aspects de son oeuvre à la lumière de sa biographie, mais surtout pour mettre en évidence l'importance de sa ville d'origine et son influence sur son identité d'homme et d'écrivain.
Mardin, ville proche de la frontière syrienne où ont longtemps cohabité Arabes, Kurdes, Arméniens, Ézidis et Assyro- Chaldéens, est cette ville qui l'a fait, lui, cet écrivain qui règne depuis plusieurs décennies sur le paysage littéraire de Turquie. En mêlant l'intime et l'historique au fil des textes qui composent cet essai autobiographique, Mungan lui donne, comme il n'a eu de cesse de le faire dès ses premiers textes poétiques, dramatiques ou de fiction, ses lettres de noblesse.
« Ce ne sont pas les phrases qui ont des significations, ce sont les significations ont des phrases.
C'est parce que certaines significations sont privées de leur phrase qu'on raconte des histoires... » Les nouvelles de Murat Özyasar nous entraînent dans un espace jusqu'à récemment peu défriché de la littérature turque, le Sud-Est de la Turquie, et plus particulièrement la ville de Diyarbakir. Menés par une écriture vive, rythmée, tour à tour drôle et poignante et qui se fait l'écho des problématiques de la région, ses personnages nous conduisent à travers cette cité qui fut jadis « Amed la Noire?» - en vertu du basalte à la base de son architecture - et qui subit encore aujourd'hui les conséquences d'une guerre plus que trentenaire. Loin du pathos où d'autres tomberaient facilement, Özyasar raconte, à travers ses personnages et sa langue hybride (un turc «?contaminé par le kurde?»), le Diyarbakir d'aujourd'hui, un territoire qui, malgré le deuil impossible des tragédies passées, reste animé, envers et contre tout, par une formidable pulsion de vie.
« Tout le monde rit derrière son mort.
Rire noir, c'est le nom de cette crise, de ce rire-là. »
Que les ténèbres soient ! est un ovni littéraire, un texte inclassable mêlant prose narrative, prose poétique, poèmes en vers mais aussi fiction et autofiction. Ancré dans la contemporanéité par sa critique acerbe de notre culte de la consommation et du divertissement, il se fait aussi l'écho des événements politiques de la Turquie de ces toutes dernières années. Il ne peut cependant pas être réduit à une dénonciation du capitalisme et du terrorisme d'État : le véritable enjeu de ce récit halluciné est une descente dans les profondeurs de l'esprit écrivant, pour qui la représentation de l'expérience et de la réalité ne sont que prétextes à l'exposition du drame de la langue.
Présenté en contrepoint, Au crayon, texte écrit au début des années 2010, procède de la même recherche d'écriture dans une prose onirique où le spectre carcéral hante la rencontre amoureuse.
Ecrits par un jeune trentenaire établi à Istanbul, ces poèmes évoquent une enfance dans le Kurdistan turc, l'aspect sensoriel du souvenir mais aussi l'inspiration littéraire et musicale d'un aspirant écrivain vivant dans une région où se croisent et s'affrontent culture dominante et culture réprimée. Ou comment devenir homme dans le contexte d'un état de guerre décennaire.
Le chirurgien fit trois points de suture à mon coeur chaque matin à jeun je crus trois fois que je devais t'oublier je descendis de ton front en silence et tirai mon couteau face au monde.
C´est avec ce recueil paru en 1992 que Murathan Mungan a acquis la renommée dont il jouit depuis en Turquie et qui n´a jamais été démentie. Passe l´été est, dans son oeuvre poétique foisonnante (22 recueils entre 1981 et aujourd´hui), son recueil le plus populaire. Composé de trois parties, il aborde successivement le thème de la séparation amoureuse, celui de l´univers maritime (non sans évoquer l´Ode maritime de Pessoa) et celui de la fin de l´été. Cette langue poétique élégante et exigeante, traversée d´images fortes et saisissantes, a imposé Mungan comme l´un auteur primordial de la poésie turque de ces quarante dernières années.
Les microfictions de Murathan Mungan n'ont rien à envier au plus dense des romans. Chacun de ces très courts récits contient une, voire plusieurs vies, une ou plusieurs expériences qu'il nous est donné d'apercevoir à la faveur d'un craquement d'allumette et de partager le temps de sa consomption. Signaux de fumée ou instantanés pris sur le vif, elles nous interrogent sur ce qui fait une histoire, sur ce qui fait qu'elle nous interpelle et nous investit plus ou moins intensément et pour plus ou moins longtemps, sur le pouvoir du récit et, en nos temps où l'on communique en messages de plus en plus brefs et virtuels, sur l'art même de la fiction.
Né en 1955 à Istanbul mais originaire de Mardin où il a grandi, Murathan Mungan est diplômé du département de théâtre de la faculté des langues et d'histoire-géographie de l'université d'Ankara. Depuis le tout début des années 1980, il s'illustre avec autant de brio et de constance dans les genres les plus divers : poésie, théâtre, fiction, essai. Il est considéré comme l'une des valeurs sûres de la littérature turque contemporaine.
Autour de la dépouille de Bedirhan Agha, présent et passé s'enchevêtrent. De l'enlèvement de Fasla, fille de son rival, à la tenue de son taziye, les épisodes de la vie de ce seigneur kurde, dernière victime en date d'une vendetta millénaire, défilent au gré de leur évocation par les protagonistes jusqu'au procès, suivi de son exécution, de celle que le code de l'honneur désigne comme sa meurtrière, faisant de Taziye une tragédie classique en terres mésopotamiennes.
C'est un amour fou. L'amour fou d'un homme pour Âdem. Une histoire déclinée en huit récits qui nous font traverser une Istanbul menaçante à travers leurs regards éperdus d'inquiétude et de passion. De leur nid d'amour à l'Othel Alfa, du quartier interlope d'Aksaray à des cauchemars et des souvenirs perdus entre réalité et fiction, ils trimbalent leurs désirs, leurs pulsions, leurs peurs, leurs violences, vivant et consumant leur amour à cent à l'heure au mépris d'une ville qui ne leur veut que du mal. Avec Âdem, Niyazi Zorlu nous offre à la fois la radiographie d'un amour gay vécu dans la mégapole de la Turquie d'aujourd'hui et une plongée au plus intime de l'âme amoureuse. Sans auto-censure ni complaisance, il taille à vif avec sa langue survoltée dans le corps du récit d'une passion condamnée à la marginalité.
Premier livre de Bilge Karasu, publié en 1963, La mort était en Troie est un coup de maître où s'affirment dès l'abord les préoccupations intimes de son auteur et les bases de son esthétique. Cette oeuvre composite et fragmentée suit, de la jeunesse à l'âge adulte et de la localité côtière de Sarikum à Istanbul, un groupe de personnages gravitant autour de la figure magnétique de Müsfik, garçon débordant de sensualité qui vit ses amours masculines dans la Turquie conservatrice des années 1950.
Adoptant des points de vue multiples, ces nouvelles voyagent entre les lieux et les époques autant que d'un personnage à l'autre, tissant, sous l'oeil jaloux d'une mère possessive, les motifs d'une vie sentimentale guettée par la folie. Les amours de Müsfik se heurtent aux limitations d'amants moins libres que lui, ainsi qu'à l'ombre de présences féminines qui les entravent.
Mais son homosexualité s'affirme, du début à la fin, entière, inentamable, et comme ayant juré de ne jamais se laisser vaincre par la mort et le cheval qui la convoie.
La poésie de Cihat Duman, où se mêlent joyeusement absurde et hyper-réalisme, prend le pouls d'une Turquie contemporaine où la révolte du parc Gezi se révéla à la fois un tournant et un point de non-retour dans l'avancée de l'autoritarisme.
Dans les failles d'une expression avoisionnant la folie se lit aussi, et peut-être surtout, la contemporanéité des tragédies vécues par les Kurdes de Turquie.
Les années cinquante, un quartier cosmopolite d'Istanbul. Les destins croisés de Gülsün, Aghavnie, Eleni, Zilha, femmes turques, arméniennes, grecques... Leurs rêves, leurs espoirs, leurs amours, leurs fractures et, en arrière-plan, la nostalgie d'une époque et d'une société dont les cultures respectives de ses minorités faisaient la richesse. Dans une langue sobre faisant la part belle aux détails du quotidien et à la subtilité des caractères de ses héroïnes, Tomris Alpay brosse des portraits émouvants tout en caressant ces mémoires marquées par l'exil et le déracinement, en prise avec l'impitoyable violence du XXe siècle. Des récits de migrations forcées, de migrants, des lieux de mémoire et de nostalgie racontés par des voix féminines. * Tomris Alpay est diplômée du lycée Notre-Dame-de-Sion (1962) et de la faculté de pharmacie de l'Université d'Istanbul en 1966. Jusqu'en 2003, elle a travaillé en tant que dirigeante dans des sociétés pharmaceutiques multinationales en Turquie et à l'étranger. De 1962 à 1967, elle a collaboré à la revue satirique Akbaba. En 1991, elle a reçu le prix Orhan Kemal de la nouvelle pour son premier recueil de nouvelles. De 1992, elle a collaboré à plusieurs journaux dont Cumhuriyet, Radikal et Hürriyet avec des textes sur les femmes, l'environnement et la jeunesse. Je nais de mes racines a reçu en 2019 le prix Yunus Nadi de la nouvelle. Tomris Alpay est depuis 2008 la présidente du prix littéraire du lycée Notre-Dame-de-Sion, qui récompense alternativement le meilleur livre paru en Turquie, ou le meilleur livre français traduit en turc au cours des deux dernières années.