C'est un monde de matière et d'émotion brute qui se déploie dans les pages de Éloignez-vous de ma fenêtre, empli de nuit, de vent, de terre, d'os, de boue et de pierre que l'on mange lorsqu'on n'a plus rien à se mettre à la bouche. C'est aussi une réaction bouleversante à la tragédie survenue à Beyrouth l'été dernier qu'elle nous livre aussi, sous le titre «4 août 2020 - Beyrouth».
Avec ce nouveau recueil, Vénus Khoury-Ghata poursuit son oeuvre poétique et la renouvelle. La guerre, l'un de ses thèmes de prédilection, y est présent sous deux facettes différentes. La première partie, long poème sans scansion qui ne manque pas d'humour, s'attache à la vie quotidienne et des personnages comme Mansour l'épicier ou Adèle la couturière. La deuxième est animée d'un souffle plus tragique.
« La pluie d'été Mais le plus cher mais non Le moins cruel De tous nos souvenirs, la pluie d'été Soudaine, brève.
Nous allions, et c'était Dans un autre monde, Nos bouches s'enivraient De l'odeur de l'herbe.
Terre, L'étoffe de la pluie se plaquait sur toi.
C'était comme le sein Qu'eût rêvé un peintre. » Yves Bonnefoy
Salué par la critique suisse romande de son époque, Gilbert Trolliet (1907-1980) fut le fondateur et animateur de nombreuses revues, en particulier Raison d'être (1928-1930) à Paris, et Présence (1932-1936) paraissant à Genève et à Lausanne. Marqué par le surréalisme et l'existentialisme, son oeuvre poétique se compose d'une trentaine de recueils. Présentée par Alain Borer et postfacée par Valère Novarina, cette anthologie propose un choix de poèmes écrits entre 1927 et 1978.
Faute de miroir / les femmes des gens de l'eau ne savent pas qu'elles sont femmes / l'herbe arrachée de la main gauche / les imprègne de sa soumission / elles tissent des murs autour de leurs hanches / quand l'homme part à la chasse / coupent le fil à son retour avec leurs dents / l'antilope sur l'épaule n'est pas un gibier / mais une épouse pour temps d'indigence et de désillusions / Les preneurs d'âme chante la vie d'une communauté tel un mythe.
En attendant le retour des hommes partis à la chasse, les femmes effacent leur douleur avec l'eau de la pluie. Tous les gens de la terre sont considérés comme des frères étranges, familiers et parfois menaçants.
Vénus Khoury-Ghata fait défiler avec talent les images concrètes et d'une beauté bouleversante. Dans ce nouveau recueil, elle livre une poésie ample, directe et quasi magique.
En tout temps, le propos de toute poétique lucide et conséquente a été de créer un rapport substantiel entre l'être humain et la Terre.
À une époque où l'on parle de sauver la planète, où les discours écologistes abondent, manque, de toute évidence (mais qui sait voir?) une parole à la fois profonde, intellectuellement et culturellement fondée, et spacieuse, c'est-à-dire faisant respirer l'esprit.
Les livres publiés par Kenneth White au Mercure de France depuis la fin du XXe siècle - Les Rives du silence, Limites et Marges, Le Passage extérieur, Les Archives du littoral - vont tous dans ce sens.
C'est dans ce Mémorial de la terre océane qu'ils trouvent leur apogée.
« Ce qui va se mettre à crier de l'enfan-
Ce n'a pas de nom où Jean sans Peur
S'est trouvé nu, la peau arrachée, en
Lambeaux, ma vie est celle-là Vie
Du chaos d'avant la naissance du mon-
De je me souviens de chaque fol &
Pas un découpé vif, pas un pendu dont
Le Nom ait pu m'échapper Je marche
Dans le désordre de l'existence tentant
De calmer l'enfant en moi l'enfant De-
La douleur-première Celui qui plusieurs
Fois déjà m'a tué & portant son nom à la
Bouche J'entends crier le soldat de nuit. »
Franck Venaille.
Ce livre rassemble les recherches d'Yves Bonnefoy en poésie depuis son dernier recueil Les Planches courbes. Ces recherches tendent à visiter toujours plus le rapport de l'écriture en vers et de l'écriture en prose, le passage entre l'une et l'autre se découvrant dans des régions subconscientes dont le poème est l'écoute, mais nullement passive. Il s'agit en fait d'élargir les bases de la conscience. La longue chaîne de l'ancre, c'est celle qui arrime l'esprit humain dans les eaux profondes de l'inconscient, lieu de pensée autant que de vie.
Mais l'île est-elle grosse d'on ne sait quelle enfance dont il ignore tout bien que ce soit à lui de dévoiler la charge et les plis de mémoire. Une île ici est une suite de 189 poèmes, ou strophes - car certains sont très courts, à la manière de Guillevic. Cette suite à la forme très libre ne suit que la nécessité de l'émotion et compose un ensemble de variations autour du thème de l'île. Jean-Claude Pirotte est l'auteur d'une cinquantaine de livres.
Les critiques ont salué sa poésie du quotidien sensible et inspirée, à la tendresse parfois gouailleuse, mais aussi la magie de sa langue au parfum subtil de jadis qui, par sa simplicité et sa gravité soudaine, est incontestablement très moderne, car d'une grande liberté.
Le livre de Franck Venaille est écrit à contre-courant de la pensée optimiste. L'univers de la maladie n'est jamais décrit mais suggéré, ramené à la vie « normale », traversé d'humeurs contradictoires : bouffonnerie, pastiche, dérision, atteinte aux bonnes moeurs poétiques. L'écriture ne prend pas le pouvoir, elle suggère, propose, s'insurge quand il le faut devant le monde. Le monde qui est le nôtre. Le monde à qui l'auteur fait un procès mais qu'il cherche aussi à rendre meilleur. D'où la présence d'Enrico Berlinguer, du drapeau rouge des révolutions manquées, mais aussi d'un homme à la recherche de son enfance, de paysages qui le hantent, sans oublier la présence du cheval chagrin, d'un vrai/faux Simon Freude, psychanalyste et rebouteux, enfin de celui qui peut être vu comme un frère du narrateur, François Villon. On puise les mots, les phrases, les vers, au plus profond et au plus combatif, aussi, de la vie et de l'homme. Ici chacun est le héros de sa propre existence.
Requiem de guerre, dans la lignée de Chaos, Ça, C'est-à-dire et La bataille des éperons d'or, nous montre un Franck Venaille qui soumet l'écriture poétique à une légitime et ardente guerre qu'il entend mener jusqu'à son terme.
Né en 1930 en Syrie dans une famille paysanne, naturalisé libanais, Ali Ahmad Saïd Esber prend très tôt le nom d'Adonis pour devenir le plus marquant et le plus varié des poètes arabes de notre temps:le choix de ce pseudonyme traduit, dès le début, la volonté de se dédoubler et d'accepter une tradition gréco-latine en même temps que la tradition arabe.Poète méditatif, il est l'homme de toutes les migrations, ouvert aux courants qui se croisent, se combattent et paraissent irréconciliables. Le poème est, pour Adonis, le lieu même où la pensée se forme, se déforme et se divise en paraboles. Adonis est non seulement le poète des quatre horizons, du déplacement, du métissage des chants, mais aussi de la mouvance des corps, de la dispersion des atomes, des poussières, des cendres sous le soleil.
"Ma vie nul ne la prend mais c'est moi qui la donne. Chaque jour je parcours des distances infinies qui me font traverser les anciennes frontières. Mon but ? Aller voir comment fonctionne le monde. J'en reviens à chaque fois brisé. L'état de guerre n'en finit pas. À terre les corps encore, copeaux de chair, lourds sacs, déserteurs aux membres las. Alors que du ciel, le soleil noir, le soleil, aveuglé, tente de s'extirper. Tremblements. La consigne est toujours la même: pas de prisonniers ! Alors le glaive ! Mais que ferai-je de ma vie lorsqu'il sera devenu noir de sang? Dois-je l'avouer ? Je suis désespéré et me retrouve quoi? Enfant ! Que s'est-il passé, autrefois que je n'ai pas compris, jamais admis. Pourquoi ce sang? Le rouge, couleur du combat mené contre les forces du Malin. Mais que les mots parviennent jusqu'à moi. Ils deviendront nos alliés." Franck Venaille a choisi de nous emmener loin dans le temps et l'espace pour nous parler d'un sujet qui le hante depuis longtemps. La bataille des éperons d'or est pleine encore des images de la guerre, comme l'étaient Chaos, Ça et C'est à dire de la guerre vécue, celle d'Algérie. Sous les variations des vers et de la prose, dans un style intact, il donne à entendre un tragique sourd et continu que viennent illuminer, par intermittences, des éclairs de beauté foudroyants.
"S'il faut croire la rumeur tu battais les arbres femelles, battais le pavé et les tapis sur les rambardes entrais dans les livres des deux pieds faisais le tri entre enfants raturés par les parents et ceux fignolés par les cigognes entrais des deux pieds visiteur attendu de tout temps accrochais des baisers rutilants sur les joues des filles des médailles de maréchal-ferrant sur les épaulettes des garçons puis repartais des deux pieds sans avoir salué la femme grise qui tournait le potage sans décliner le jour et ton nom." Vénus Khoury-Ghata.
La parole oublie la parole / il est rare que la parole parle / Aram arim ram rama Ararat / De la montagne des neiges se sont tendues vers moi les mains d'une Histoire errante / éparpillée dans le désert de l'époque / mains qui cousent des oreillers aux étoiles qui saignent sur les cartes / et l'impression de toucher des éclats de têtes et de corps dans les nuages qui les côtoient
La mer du Nord autour d'Ostende, Rusbroec l'admirable, adossé à son arbre dans la forêt, la lagune vénitienne s'abandonnant à la beauté de chaque coucher de soleil, Dante et son Enfer, puis soudain l'irruption des Barbares. Voici ce qui est à dire. C'est sur cette phrase que s'appuie le narrateur. Celui qui prend la parole. Et, sereinement, dit. Qui est-il? On pourrait penser qu'il est lui-même soldat. Un guerrier stratège qui aurait connu autrefois l'amertume de la défaite. Désormais il n'a plus qu'un but:unir et réconcilier la lagune et la mer du Nord. Se rendre de l'une à l'autre à la recherche de sa vérité. Marcher. Retrouver les traces laissées par l'avant monde. Tout cela sur fond de violence, de combats acharnés entre l'esprit et les forces brutales. Et le narrateur c'est évidemment l'auteur qui doit faire face à son pire ennemi:lui-même! Dans un premier temps on trouve les enfants, ici, flamands, ceux qui possèdent la ville et la démesure de ses dunes. Dès lors le narrateur apparaît avec un autre visage, celui de l'homme qui n'a jamais vraiment accepté d'être né et qui, aujourd'hui encore, est déchiré par ses souvenirs. Vont venir le rejoindre ceux qui se reconnaissent dans ce mot magique mille fois prononcé:Noordzee. Ses images du passé le harcèlent avec leurs questions; comment devient-on un être profondément libre? En quoi la beauté peut-elle être inhumaine? La pensée s'aventure dans tous les territoires des formes poétiques. Ainsi l'écriture de (faux) Psaumes voisine-t-elle avec la prose, le verset avec la virgule du poème court, les formes fixes anciennes avec une écriture tendant à l'abstraction. Franck Venaille laisse voir pourquoi il est passé par la poésie pour «raconter» cette histoire qui, après Chaos et Ça est, pour lui, pleine encore des images de la guerre vécue:celle d'Algérie.
L'heure présente est le recueil des poèmes et des principales proses poétiques écrits par Yves Bonnefoy depuis la publication de La longue chaîne de l'ancre en 2008. Les proses sont pour remuer le sol de la conscience qu'on prend du monde, où restent vives des impressions et des intuitions que la pensée diurne réprime, les poèmes tentent d'employer les mots ainsi rénovés pour mieux poser les problèmes de l'être, et du non-être, du sens et du non-sens, comme ils assaillent notre époque, «l'heure présente». Poèmes qui sont des questions, ou même se laissent pénétrer par des fragments de réponse. Parmi eux le plus important est celui qui donne son titre au volume. L'auteur y reconnaît ses inquiétudes et ses espérances.
" L'intention de raconter les forêts de mon pays incendiées par quinze années de guerre a tourné court.
Des personnages ont surgi au fil de l'écriture, ont pris d'assaut les poèmes. Enfants vêtus d'écorce. Mères faites du même bois que la table. Ils ont poussé les murs, disloqué les maisons, fraternisé avec les arbres, partagé leurs peurs et leurs jeux."
La poétique de Kenneth White ouvre un espace en dehors non seulement des lieux communs et des codes, mais aussi des contextes que l'humanité s'est forgés pour se fournir un au-delà:la mythologie, la religion, la métaphysique et le sens de l'histoire, dont les restes, caricaturaux, servent toujours à donner une aura aux réalités dérisoires et à la déréalisation croissante d'un monde fermé sur lui-même et ses fantasmes.Ce que White entend par «passage extérieur» se dégage de manière diverse des quatre sections de ce livre:«Éloge de l'isolement», «Souvenirs de la province des pluies», «Le manuscrit des Mascareignes» et «Lettres du promontoire», où une méditation profonde s'allie à un humour... transcendantal. Dans tous les cas et dans tous les lieux évoqués dans ces «passages extérieurs», il est question de maintenir, face au théâtre du monde, une distance et un silence où l'être peut encore connaître une présence et une plénitude.Intellectuel nomade qui suit des circuits inédits, fondateur du mouvement géopoétique, Kenneth White vit actuellement, dans son «atelier atlantique», sur la côte nord de la Bretagne.
Né en 1930 en Syrie dans une famille paysanne, naturalisé libanais, Ali Ahmad Saïd Esber prend très tôt le nom d'Adonis pour devenir le plus marquant et le plus varié des poètes arabes de notre temps : le choix de ce pseudonyme traduit, dès le début, la volonté de se dédoubler et d'accepter une tradition gréco-latine en même temps que la tradition arabe.
Poète méditatif, il est l'homme de toutes les migrations, ouvert aux courants qui se croisent, se combattent et paraissent irréconciliables. Le poème est, pour Adonis, le lieu même où la pensée se forme, se déforme et se divise en paraboles. Adonis est non seulement le poète des quatre horizons, du déplacement, du métissage des chants, mais aussi de la mouvance des corps, de la dispersion des atomes, des poussières, des cendres sous le soleil.
Totalement inédit en français, traduit avec talent par Houria Abdelouahed, ce nouveau recueil poétique s'inscrit dans le prolongement de Commencement des corps, fin de l'océan paru en 2004 au Mercure de France.