Les sexes, les genres, les sexualités sont des entités mouvantes, dont les formes varient au fil des âges, des contextes, des événements et des révolutions. Deux événements mondiaux sont en train de transformer les manières dont nous abordons les identités, les désirs et les plaisirs : le mouvement #MeToo, dirigé contre les violences sexuelles, nous oblige à repenser la question du consentement ; l'épidémie de Covid-19, rendant nos vies plus virtuelles, nous a habitués à traduire nos émotions dans le registre du « distanciel ».
Avec quels effets sur nos vies ? Quelles conséquences sur nos sexualités ? Quelles répercussions sur la pensée féministe contemporaine ? Vaste dossier, abordé ici autour d'oeuvres singulières, d'Amia Srinivasan à Manon Garcia, de Paul B. Preciado à Virginie Despentes et Alexandre Volodine.
Philosophe, écrivain, anthropologue des images et des affects ; ymagier subtil de mondes enfuis et archiviste du temps présent ; montreur de formes et monteur de textes ; guetteur au carrefour des langages et sismographe des soulèvements : Georges Didi-Huberman est tout cela - tour à tour ou simultanément. Son oeuvre est d'une ampleur impressionnante - et pas seulement par le nombre des livres parus : plus de quatre-vingts à ce jour. Elle se déploie dans de nombreux espaces, ce numéro spécial en témoigne, sans que lui-même soit assignable à aucun. Nulle dispersion, pourtant : un étoilement plutôt, autour d'une passion du sens constamment innervée par un souci éthique.
Son travail et sa pensée aujourd'hui importent - nous importent.
Avec un texte inédit de Georges Didi-Huberman.
« Les Grecs ne sont pas nos ancêtres », nous dit l'helléniste Pierre Judet de La Combe. Blasphème ? Non. Simple rappel : de renaissance en renaissance, c'est nous qui adoptons les Grecs.
Nous vivons aujourd'hui l'une de ces renaissances. Les « langues mortes » n'ont jamais été plus menacées, les humanités classiques plus marginalisées ; la Grèce ancienne, pourtant, ne cesse de susciter des travaux qui interrogent vigoureusement notre présent politique, éthique et philosophique.
Ce numéro l'illustre. Marielle Macé y présente le maître-ouvrage de Frédérique Ildefonse sur la conception grecque du sujet. Marc Lebiez montre l'omniprésence d'Athènes dans nos débats sur démocratie et démagogie. Martin Rueff s'attache aux pleureuses comme à un phénomène remarquable de pérennité anthropologique. Philippe Roger évoque la Grèce de Roland Barthes dont le Mémoire sur la tragédie grecque, resté inédit, vient de paraître. Pascal Charvet commente l'imposant Tout Homère auquel a contribué, en tant que traducteur de l'Iliade, Pierre Judet de La Combe - qui lui-même répond à nos questions sur cette présence de la Grèce parmi nous.
Ce numéro s'ouvre sur la traduction, par Clément Lion, de « Logique et Agon », texte d'une conférence prononcée à Rome en 1958 par le philosophe et mathématicien allemand Paul Lorenzen. Dans ce texte inaugural sont posées les bases de la logique dialogique, qui représente une approche alternative de la question du sens et de la vérité logique, fondée sur un formalisme dynamique ; grâce à l'enrichissement de l'approche standard de la logique par des outils originaux, ce fomalisme permet une explication philosophique des fondements du concept de validité formelle. Dans sa présentation, Clément Lion montre que l'ambition initiale de Paul Lorenzen n'était pas tant de proposer un nouveau formalisme logique que de questionner en son principe toute entreprise fondée sur l'usage d'un tel formalisme.
« Description mince et description épaisse d'une oeuvre d'art » se situe au carrefour de la philosophie analytique et de l'iconologie. Johann Michel y interroge la démarcation entre la description et l'interprétation d'une oeuvre d'art. Plutôt que de les opposer, il cherche à les mettre en dialectique, et ce à partir de la distinction proposée par Ryle entre description mince et description épaisse ; refusant la possibilité de principe d'une description pure et neutre d'une oeuvre d'art, la contribution plaide en faveur du relativisme intégral défendu par Joseph Margolis, qui repose sur le principe de tolérance d'interprétations incompatibles, pour autant qu'elles demeurent plausibles.
Romain Couderc, dans « Au travers de la phénoménologie : l'expression et les traces du sens chez Merleau-Ponty », s'intéresse à la notion de trace. Signe faible et équivoque, élevé au rang d'opérateur conceptuel essentiel dans les philosophies de Levinas et de Derrida, elle intervient de façon allusive mais insistante dans les écrits de Merleau-Ponty consacrés à la parole et à l'écriture pour contester la toute-puissance hégémonique du signe. Au travers de la phénoménologie husserlienne, Merleau-Ponty examine le statut essentiel de l'écriture dans la constitution de la corporéité, de l'altérité, de l'intersubjectivité et de l'historicité : pensés comme traces et « expérience d'un absent », les signes graphiques acquièrent une dimension d'idéalité matérielle d'un genre nouveau, aux limites de la phénoménologie.
Dans « Phénoménologie de la peur », Sébastien Perbal donne une interprétation phénoménologique de la peur qui, tout en suivant la lecture que Heidegger donne de la Rhétorique d'Aristote, met en évidence de la tonalité de fond qui est constitutive de la mobilité moyenne de l'existence. Il montre que le signe, tel qu'il se donne dans la peur, est indissociable d'un certain savoir de ce qui approche depuis le lointain. Mais puisque le savoir de ce qui vient est aussi ce que le second Heidegger pense sous le titre de pressentiment (Ahnung) - lequel n'est rien d'autre que le savoir de l'Ereignis -, il se demande si l'herméneutique de la peur procède bien d'une description phénoménologique ou si elle n'est pas déjà l'attestation d'une attention portée à la dimension d'appartenance de la phénoménologie elle-même.
D. P.
En février 1848, Marx voyait le spectre du communisme hanter l'Europe. Fin 1849, le condamné à mort Dostoïevski, gracié par le tzar devant le poteau d'exécution, commence sa vie d'outre-tombe, Vita Nova peuplée de démons et jalonnée de chefs-d'oeuvre.
Le bicentenaire de sa naissance a été célébré en 2021, selon les rites, par colloques et publications. Mais comment commémorer une hantise ? De cette oeuvre, l'ombre portée pèse encore sur nous. Sa noirceur a même pris, entre confinements, néo-nihilisme et stratégies de la terreur, une inquiétante actualité qui va bien au-delà des récupérations nationalistes ou religieuses dont elle fait l'objet en Russie.
C'est cette survivance de Dostoïevski qu'interrogent Nicolas Aude, Elena Galtsova, André Markowicz et Georges Nivat dans le présent numéro de Critique.
Le fait divers sanglant fascine. Non résolu, il passionne. Rien d'étonnant à ce que les écrivains s'en inspirent ou s'en emparent : de Stendhal à Truman Capote, ils ont été nombreux à mettre cet atout dans leur jeu. Mais le jeu lui-même est en train de changer. Qu'elle « fictionnalise » des crimes bien réels ou qu'elle rouvre des dossiers que l'on croyait depuis longtemps classés, toute une littérature d'aujourd'hui s'adonne à la contre-enquête.
Simple perpétuation, par d'autres moyens, d'une connivence invétérée ? Ou émergence d'une nouvelle relation entre écrivains et assassins - ce qu'on pourrait appeler, en souvenir de Borges, un « tournant inquisitorial » ?
L'affaire est instruite, dans cette livraison de Critique, par Blanche Cerquiglini, Pierre Judet de la Combe et Thierry Hoquet, avec l'aide de Pierre Bayard, orfèvre en « critique policière ».
Nous vivons mal la disparition annoncée de tant d'espèces et espaces naturels. Mais que dire, que penser, que faire de cette autre disparition : celle de l'idée même de nature ?
La nature hante nos discours anxieux ou indignés - mais comme l'ombre de ce qu'elle fut.
On pouvait croire que, chassée de la métaphysique et objectivée par la science, elle trouverait refuge dans la pensée écologique et la philosophie environnementale. Il n'en est rien. Tantôt rejetée comme une illusion, voire une mystification, tantôt dénoncée comme une fable aux relents misogynes, invalidée ou décriée, « la nature » semble aujourd'hui proscrite, y compris par ses défenseurs.
Ce numéro spécial de Critique, conçu par Françoise Balibar, Pedro Cordoba, Élie During et Thierry Hoquet, croise philosophie, sciences, arts et littérature pour tenter d'éclairer l'un des plus violents paradoxes du monde contemporain : l'omniprésence d'une absence, l'invocation permanente à une Nature devenue spectrale.
Jean-Christophe Bailly a publié plus de quarante livres. Avec lui, c'est toute la littérature d'essai qui prouve son importance, sa consistance, sa justesse critique. Et sa liberté d'allure. Par la délicatesse intense et obstinée de son approche, il a contribué à modifier notre regard sur des questions devenues, grâce à lui, non seulement plus présentes, mais aussi plus urgentes : le paysage, l'animal, la ville, les images, les formes.
La poursuite, dans les arts de la scène, « désigne un projecteur mobile susceptible d'accompagner le déplacement d'un acteur sur le plateau », rappelle Jean-Christophe Bailly, qui a intitulé Poursuites un recueil de textes sur le théâtre. Toute son oeuvre semble animée, en effet, par l'élan qui consiste à suivre une chose du monde - une oeuvre, une bête, une phrase, une rivière, une image - et à en accompagner la force.
Il a des années que Critique suit l'oeuvre de Bailly. Avec ce numéro spécial, la poursuite se poursuit.
L'« inventeur » supposé de la bande dessinée, Rodolphe Töpffer, l'affirmait dès 1837 : « Les dessins, sans le texte, n'auraient qu'une signification obscure ; le texte, sans les dessins, ne signifierait rien. » Cette maxime, Riad Sattouf ne la désavouerait sans doute pas. Il est aujourd'hui l'un des plus féconds de nos auteurs de BD et fait la preuve, année après année, que qualité peut rimer avec popularité.
Pour saluer la publication récente du Jeune Acteur 1, Yves Hersant, Christine Détrez, Jean Pouillon, Mercedes Volait, Thierry Hoquet (et Riad Sattouf lui-même, dans l'entretien qu'il nous a accordé) arpentent le monde qu'il a créé. Un monde dans lequel la jeune Esther et Pascal Brutal croisent l'« Arabe du futur ». Un monde réel qui, du réel, a toute l'étrangeté.
Jean-Benoît Puech occupe une place singulière dans la littérature française contemporaine. Depuis quatre décennies, il promène de fervents lecteurs sur une mappemonde de carton-pâte ou dans son « jardin de la France » entre Auvergne et Val de Loire.
Ou si ce n'est lui, c'est donc son double. Car le plus souvent, c'est sous d'autres noms que le sien - Benjamin Jordane, Clément Coupèges - qu'il nous introduit dans son intimité. Comment s'en étonner de la part d'un romancier qui soutint naguère une thèse sur l'auteur « supposé » et dont le premier opus, en 1979, recensait les oeuvres inexistantes d'écrivains imaginaires ?
La récente parution de La Préparation du mariage est une bonne occasion de découvrir ou revisiter cette oeuvre intempestive. Avec ici pour guides Charles Coustille, Dominique Rabaté et Alix Tubman-Mary ; et avec l'aide de Jean-Benoît Puech en personne.
Il y a eu la Nouvelle Vague. Mais avant elle, il y avait eu le tsunami critique qui l'annonçait et sur lequel elle a surfé. Rohmer, Rivette, Truffaut ont manié le stylo avant la caméra. Avec verve, vigueur et ce qu'on pourrait appeler une rigueur capricante, ils ont excellé dans les exercices d'admiration, comme dans l'art d'administrer des corrections rarement fraternelles. Escarmouches, coups d'éclat : l'assaut est mené tambour battant contre le cinéma de papa ; et c'est dans cette brèche que, devenus cinéastes, ils s'engouffreront.
L'année 2020 aura donc été faste au moins pour les cinéphiles, puisque cette masse d'écrits se trouve désormais recueillie et remise en circulation.
Marc Cerisuelo a conçu cet ensemble et s'est associé à Antoine de Baecque et Dork Zabunyan pour évoquer ces trois mousquetaires de la Nouvelle Vague critique.
Ici traduit en français pour la première fois, par Arnaud Dewalque l'essai d'Oskar Kraus sur Le Besoin (1894) est une application de la psychologie descriptive brentanienne à l'économie. On définit parfois l'économie comme le système des besoins humains. Mais qu'est-ce qu'un « besoin » ? Qu'est-ce qui distingue les besoins humains au sens fort des simples privations et des instincts animaux ? Et quelles sont les différentes classes (ou types) de besoins ? Contre les théories hédonistes, Kraus soutient que tous les besoins ne sont pas tournés vers l'obtention du plaisir ou la suppression du déplaisir. Il présente ainsi une analyse descriptive plus riche des phénomènes volitifs ou conatifs.
Dans « Décrire n'est pas tout : Kurt Lewin sur l'émotion », Denis Seron s'intéresse au psychologue Kurt Lewin, qui dans les années 1920 avait proposé une approche originale et féconde des émotions, qui se distingue par trois prises de position : d'abord, il rejette la méthodologie analytique ; ensuite, il en appelle à une psychologie des émotions qui soit génétique, causale et dynamique ; enfin, la psychologie des émotions doit selon lui être psychophysique, à savoir ancrée dans l'expérience interne autant qu'externe. La psychologie des émotions de Lewin s'oppose, sur ces trois points, à l'approche de psychologues tels que Titchener et les brentaniens, laquelle est analytique, statique et introspectionniste.
Le texte de Michel Le Du, « La conscience est-elle de glace ? », est centré sur le concept d'émergence, qui a été utilisé durant les dernières décennies par différents philosophes de l'esprit, notamment dans le but de livrer une interprétation de la relation corps-esprit évitant à la fois le dualisme et le réductionnisme ; John Searle a ainsi expliqué, à différentes reprises, que la conscience et l'intentionnalité étaient des propriétés émergentes du cerveau. Le but de l'article est de montrer que cette approche apporte une réponse ontologique à une question dont les termes mêmes témoignent, en premier lieu, d'une confusion conceptuelle.
Dans l'article « Anselme et l'actualité » (1970), David Kellogg Lewis (1941-2001), propose une analyse critique de l'argument ontologique développé par Anselme de Cantorbéry afin d'illustrer la teneur et la portée de sa thèse centrale, le réalisme modal. Récusant la conception ordinaire qui assimile l'existence réelle à l'actualité, Lewis montre que cette dernière est en réalité une notion indexicale : tout comme « ici », « maintenant » ou « ceci », elle n'acquiert en effet sens et signification qu'en vertu de son contexte d'énonciation. Désolidarisée de l'existence effective, l'actualité ne désigne alors, selon Lewis, qu'une étroite région du vaste royaume des possibles : celle qu'il se trouve que nous habitons.
Dominique Pradelle
Ce numéro s'ouvre sur une traduction inédite, assortie d'une brève présentation, d'un passage du Système de 1804 de Schelling. Contre la conception traditionnelle (judaïque) de la vertu comme obéissance, soumission aux commandements divins, ainsi que contre la doctrine morale kantienne - qui, toutes deux, envisageraient la moralité et la religion comme conscience d'un objet que l'individu, en tant que tel, chercherait à obtenir -, il expose l'idée d'une « moralité absolue » en laquelle le connaître et l'être sont identiques ; le soi n'y fait qu'un avec Dieu, donc avec soi-même, et ne saurait par conséquent, en vertu de la nécessité de cette union, agir que droitement.
Dans « Husserl : la phénoménologie comme philosophie du sens », Julien Farges cherche à clarifier la teneur du concept de sens, dont la phénoménologie husserlienne fait un usage constant alors même qu'elle demeure à distance de toute perspective herméneutique comme de toute philosophie linguistique. Depuis les concepts de « sens d'appréhension » et de « sens remplissant » dans les Recherches logiques jusqu'à celui de « sens noématique » qui émerge dans les Ideen, il apparaît que la notion de sens est inséparable de la thèse de l'être-constitué de l'objet, qu'elle préserve de toute interprétation mentaliste. Medium inobjectivable de tout rapport à un objet, ce « sens » ne se laisse pas identifier au Sinn frégéen, mais doit être reconnu comme le concept opératoire fondamental de la phénoménologie husserlienne, celui à partir duquel doit être compris son idéalisme transcendantal.
Dans « Les lois expliquent-elles les régularités ? », Julien Tricard critique la solution abductive du problème de l'induction. Afin d'expliquer les régularités que l'on observe dans la nature, ne faut-il pas supposer qu'elles sont les produits nécessaires de lois, sans lesquelles elles sembleraient d'invraisemblables coïncidences ? En examinant les versions que proposent David Armstrong et John Foster de cette « inférence nécessitariste », l'auteur montre qu'elle repose sur la confusion de deux concepts incompatibles de « régularité ». Il en tire une conception de l'induction qui n'est ni la généralisation factuelle des empiristes, ni l'inférence de lois nécessitantes, mais l'opération de constitution des faits particuliers comme instances régulières de lois.
Quelle réponse normative adopter face au ressentiment ? Dans « Valeur et légitimité du ressentiment », Pierre Fasula, prenant à rebours la tendance courante à juger d'emblée négativement ce genre d'affect et d'attitude, se propose d'interroger la valeur et la légitimité possibles du ressentiment. Il mobilise à cette fin deux traditions philosophiques, l'une de langue allemande (Nietzsche, Scheler), l'autre de langue anglaise (Smith, Rawls, Strawson), pour montrer que le véritable enjeu est le tour pathologique que peut prendre le ressentiment et la difficulté qu'il a alors à réagir face à ce qui exprime une aliénation.
D. P.
Spécialiste mondialement reconnue de l'histoire ouvrière mais aussi de l'histoire des femmes, Michelle Perrot a puissamment contribué à remodeler ces domaines d'étude. Ses analyses des grèves, mais aussi du rôle des femmes dans la cité, continuent d'orienter nombre de recherches ; de même ses travaux sur la prison et sur les mécanismes d'enfermement, menés en étroite liaison avec ceux de Michel Foucault. Elle a également contribué à réhabiliter l'analyse de la vie privée, de l'intime. De sa thèse, qui fit date, Les Ouvriers en grève, à Histoire de chambres, cette énergique historienne des conflits, sociaux et « genrés », s'est aussi affirmée comme une subtile analyste des tyrannies de l'intimité comme de ses frêles bonheurs.
Le monde est saturé d'images. Ni cette saturation, pourtant, ni la marchandisation du visible n'affaiblissent l'événement que constitue parfois la rencontre avec les images : leur surgissement, d'autant plus émouvant qu'il a lieu sans tapage, est au coeur de l'entretien que nous a accordé Laurent Jenny, ainsi que de son livre Le Désir de voir, que commente Dominique Rabaté. Avec Nathalie Delbard et son Strabisme du tableau, toute une historicité du « voir » se découvre, faite de troubles et d'inquiétudes du regard ; Giovanni Careri a lu pour nous cet essai solidaire de la psychanalyse et attentif à « ce qui fait histoire dans l'art ». Anne Lafont, quant à elle, nous invite à reparcourir, catalogue en mains, la remarquable exposition conçue par Christine Barthe au musée du Quai Branly : À toi appartient le regard et (...) la liaison infinie entre les choses.
Quelle meilleure conjuration en effet, dans la prolifération vertigineuse des images, que cette expérience démultipliée du voir retracée dans ces textes, réunis par Marielle Macé ?
L'exposition Le Modèle noir du musée d'Orsay ; l'ouverture de la première chaire d'histoire africaine au Collège de France ; l'inauguration de la Fondation pour la mémoire de l'esclavage ; la question devenue brûlante des restitutions du patrimoine africain par les musées européens : autant de manifestations esthétiques et culturelles qui désignent notre présent comme un moment, marqué par l'émergence d'une mémoire et d'une histoire africaines ignorées, voire réprimées. Mais cette nécessaire rétrospection est loin d'en épuiser le sens et ce moment, c'est aussi et surtout l'imagination des Africains et des Afro-descendants d'aujourd'hui qui est en train de le définir. C'est pourquoi nous avons mis au coeur de ce numéro les créations et réflexions vives et neuves dont l'ensemble constitue ce que nous proposons de nommer « art Noir ». Cet art Noir - qui n'est pas seulement africain mais s'élabore depuis une expérience noire - inquiète et interpelle ; il propose aussi ; il travaille à la fois le passé et l'avenir : le passé, en interrogeant l'histoire et la mémoire de l'Atlantique noir et en sondant ce que notre monde doit à la brutalité de la traite et de la colonisation ; l'avenir, en inventant des formes pour les futurs d'une Afrique à la fois continentale et diasporique.
Une fois n'est pas coutume, Critique fête l'un des siens, Michel Deguy, entré à son comité de rédaction en 1963. Le saluer est affaire d'amitié. Lui rendre hommage, c'est dire que la poésie est toujours là qui marche, discrète et puissante. N'était Deguy, nous finirions par oublier qu'elle est une force de proposition : « le poème fait des propositions - logiquement, érotiquement ».
On trouvera dans ce numéro, assemblé par Martin Rueff, quatre poèmes inédits suivis d'un entretien, et un ensemble d'études, les unes transversales, les autres plus particulièrement consacrées aux publications récentes de Michel Deguy.
Le rapport du Japon à l'Occident est singulier : dès son « ouverture » de 1868, il a préféré la rivalité à la soumission et l'identification à l'assimilation.
D'où d'étonnantes circulations et réappropriations : « rêve grec » de nombreux intellectuels japonais à la fin du xixe siècle et, à la même époque, réception confucéenne d'un Rousseau façon IIIe République. En sens inverse et près d'un siècle plus tard : acclimatation occidentale d'un Mishima qui a lui-même contribué à forger, pour l'étranger, une certaine image de son oeuvre. Ou encore, en 2020, épopée « nippone » écrite par un helléniste français.
À l'heure où émerge un nouveau Japon littéraire, à la fois « transnational » et « transfrontalier », il est temps d'en finir avec le cliché de l'absolue différence japonaise. C'est à quoi nous invitent les textes ici réunis par Thierry Hoquet.
Le mot design évoque une prolifération d'objets dont les qualités formelles seraient moulées sur leurs destinations fonctionnelles. Sa connotation la plus courante, c'est le consumérisme. Il a pourtant été promu par des avant-gardes artistiques et architecturales qui projetaient de reconfigurer la vie, pas (seulement) les fauteuils. Et aujourd'hui, il s'applique à des artefacts de toute nature, à toutes les échelles, bien au-delà des ustensiles du quotidien.
L'idée de design court, tel le furet, à travers toute la culture « moderne », dans un rapport tendu avec l'architecture. Repartir de ce noeud historique pour élucider une notion complexe et controversée, tel est le choix fait dans ce numéro spécial de Critique, conçu par Claire Brunet.
« ARCHI/DESIGN » explore un dialogue qui est aussi une querelle. Il nous mène de Weimar et Ulm à Milan, en passant par Paris et Tokyo ; de Perret à Koolhaas ou Branzi. On y croise les questions adressées naguère par Sigfried Giedion à l'automatisation, au design industriel et à la production de masse. On s'interroge sur les notions de design urbain ou environnemental, mais aussi de design algorithmique, de post-objet, de « tournant chosique ». On découvre, avec Paul Virilio, la fascination des bunkers ; et avec les radicaux italiens d'Archizoom et de Superstudio, l'appel du désert. Sans oublier le dessein très humain qui donne forme aux fleuves et aux villes.
Les moralistes l'ont malmenée, les caricaturistes traitée à la blague. Mais on ne badine plus avec la mode. Elle fixe aujourd'hui bien des regards : historiques, esthétiques, ethnographiques et, bien sûr, économiques. « Comment se porte la mode ? » La question est devenue triviale. Mais Critique lui donne ici un sens particulier, puisque c'est une histoire de la mode portée et vécue que souhaite esquisser ce numéro spécial conçu par Manuel Charpy et Gabrielle Smith.
On peut y entrer comme dans un walk-in closet - une de ces penderies assez vastes pour permettre la déambulation. Ici des vêtements, de la jupe-pantalon au jeans et à la jupe unisexe ; là, ceux et celles qui les dessinent, les cousent, les portent, les échangent, et sans lesquels ils ne seraient que les « défroques suspendues, lâches et inertes » dont parlait Baudelaire. Et partout, la trace des expériences intimes qui inscrivent le vêtement porté dans la temporalité longue des habitudes quotidiennes, des attachements, des souvenirs.
"Sous l'histoire, la mémoire et l'oubli. Sous la mémoire et l'oubli, la vie. Mais écrire la vie est Une autre histoire. Inachèvement. " Placées en conclusion de son dernier grand livre, ces quelques lignes expriment bien la tension qui traverse toute l'oeuvre de Paul Ricoeur : une recherche du fondamental qui jamais ne s'achève dans l'exhibition d'une origine. Si, par exemple, la "vie" peut être dite à la source de toute pensée et de tout agir, c'est seule-ment en tant qu'elle est déjà articulée dans un langage (une "histoire") qui, à son tour, appellera une interprétation.
Entre les choses et ce que nous disons d'elles, il existe un écart qui contredit la tentation idéaliste, mais qui ne peut être directement mesuré depuis les choses mêmes. Abandonnant, dès le commencement de son itinéraire intellectuel, tout espoir dans une intuition de soi par soi, Ricoeur a multiplié les détours, mis à l'épreuve les méthodes, découvert de nouvelles apories - comme si 1"< inachèvement" était l'horizon indépassable d'une pensée qui refuse de se placer sous l'arbitraire d'un unique principe.
Les textes présents dans ce volume voudraient donner un aperçu du spectre large des thèmes que Ricoeur a parcourus dans son oeuvre, privilégiant chaque fois la "voie longue" et s'exerçant dans plus d'une tradition. Mais, qu'il soit question de son dialogue avec les autres philosophies (ici, celles de Platon, Aristote, Gabriel Marcel, Husserl, Merleau-Ponty) ou des différents champs de compétence investis (phénoménologie, herméneutique, éthique, politique, théologie, etc.), il s'agit toujours de souligner un certain style d'écriture et de pensée qui lui revient en propre, et se reconnaît dans un art maîtrisé de la confrontation et une constante réflexion d'ordre méthodologique sur les limites de la philosophie.
Ne pas craindre le conflit, aller même au devant, travailler aux frontières, éprouver la philosophie par ce qui vient la contester du dehors : loin de l'affaiblir, c'est là révéler et renforcer l'affirmation originaire d'être, jamais démentie, qui se retrouve dans toute l'oeuvre de Ricoeur - laquelle prend le pari d'obtenir par cette traversée une meilleure compréhension de soi et du monde. C'est à cette exigence dans l'acte de philosopher, incarnée par Ricoeur, qu'a d'abord cherché à s'élever chacune des contributions ici offertes.
Michaël Foessel et Camille Riquier
Romancier, critique, blogueur, pamphlétaire et auteur d'albums pour enfants, Éric Chevillard, depuis trente ans, coule son oeuvre dans bien des formes. La risée est son royaume et elle s'irise chez lui de toutes les nuances du spectre drolatique. Son humour grince, comme notre monde et ceux qu'il imagine. Ses chroniques du Monde des livres ont ulcéré le Landerneau littéraire, habitué à plus de « camaraderie ». Lui-même ne s'épargne pas les morsures : à l'en croire, il n'aurait pour (rares) lecteurs qu'un quarteron scrogneugneu de mâles vieillissants... Ce conteur d'univers à l'envers fait oeuvre à part en transgressant délibérément la séparation des rôles. Romancier-critique ? Le trait d'union traduit mal l'originalité de la posture. Ce romancier se laisse posséder par la critique : il ne la pratique pas comme une fin, il la cultive comme le principe actif d'une écriture.
Lire Chevillard, c'est donc interroger non seulement notre rapport à la littérature, mais encore notre rapport au monde. Cette conviction anime les contributions ici rassemblées par Raphaël Piguet.