PHILIPPE DI MEO
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Splendide livre de pensées - qui plus est unique recueil d'aphorismes de l'écrivain -, d'abord divulgué dans diverses revues en 1911 avant de ne paraître dans sa totalité pour la première fois en Italie seulement en 1981, Barques renversées de Federigo Tozzi est à compter, malgré sa singularité indéfectible, parmi les plus importants du genre (l'on songe à Nietzsche auquel Tozzi ne devait pas être étranger, à Pascal, et même, plus proche de nous, à Henri Michaux et son fameux Poteau d'angle).
Cet ouvrage échelonne, en trois parties, tour à tour considérations, voeux, adresses, et même chants, chaque fois introduits par un mot, moyen par lequel Tozzi, par l'écriture, parvient à décrire « un état spécial de notre âme », ce, jusqu'à une conclusion finale qui n'est pas fin en soi mais bien précisément retour au silence.
À ce jour toujours inédit en français, la parution de ce livre constitue alors un événement considérable. (O. G.)
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" Le Galaté au bois " (Il Galateo in bosco) Le titre, pour partie néologistique en français, emprunte au célèbre traité des règles de savoir-vivre de Monsignor Della casa, intitulé en italien Galateo, oppose culture (les règles sociales) et nature (bois touffu). Il s'agit du premier volet (1978) de la trilogie de la maturité du poète que le plus grand critique italien du siècle dernier, Gianfranco Contini a tenu à présenter. C'est aussi le seul recueil de cet ambitieux projet poétique à ne pas être aujourd'hui disponible en français. Les deux autres pans dudit triptyque, " Idiome " (1983) et " Phosphène "s (1986), sont tous deux présents en librairie. L'ouvrage prend pour thème un lieu défini, celui de la forêt du Montello situé au sud du bourg où le poète est né. Cette région s'avère particulièrement riche en sédiments historiques, échos, réseaux et figures. Là se dressent, par exemple, les ruines d'une grande abbaye où vécu Monsignor Della Casa, dans ces mêmes parages évolua la poétesse de la Renaissance Gaspara Stampa. Ce fut aussi un champ de bataille durant la première guerre mondiale et, de tout temps, un refuge pour les marginaux. Ces éléments, ici rapidement évoqués à titre indicatif, campent un sud et son histoire érodée reconduite à ses bribes surnageant dans l'histoire locale sous forme de fourmillantes historiettes, citations mémorables, épiphanies diverses. Cet enchevêtrement de temporalités dissemblables détermine un mélange stylistique familier aux lecteurs italiens : celui d'un plurilinguisme dont le Dante de la " Divine Comédie " est l'épigone. Autrement dit, la rencontre de styles diversifiés appartenant à des âges différents, tous dûment déhiérarchises dans une promiscuité généralisée mêlant mémoire littéraire, onomatopées, oralité : du sublime au trivial. Cet encyclopédisme langagier se révèle comme le juste rendu stylistique d'une histoire s'offrant tout à tour comme enfouissement et surrection, survivance et oubli, dont la faille périadriatique traversant de part en part la géographie concernée est aussi une métaphore seyante. Une syntaxe inattendue en résulte dans laquelle l'articulation est dévolue non au mot mais, le plus souvent, à des séquences verbales hétérogènes : accidenté, seul leurs heurts, chevauchements, juxtapositions, télescopages assoit le sens. L'histoire littéraire s'en trouve remaniée d'autant : paradoxalement, des styles distincts appartenant à des ères différentes finissent par y tenir un seul et même discours. Les styles mis en oeuvre sont ainsi arrachés à leur historicité pour vérifier la circulation du symbolique qu'ils viennent vérifier par-delà toute prétendue clôture : de langues en langages irréductibles. D'un italien d'une littérarité soutenue à un dialecte simplement parlé, par exemple. La critique italienne y a vu non seulement l'oeuvre maîtresse du poète de Vénétie mais également le chef-d'oeuvre le plus original de la poésie cisalpine du XXe siècle, qui en compte pourtant beaucoup d'autres. Au-delà, on peut tenir pareil recueil pour " généalogique " (dans une acception non nietzschéenne du terme) dans la mesure où prenant conscience du caractère suranné d'une tradition, l'européenne à travers l'italienne, ce recueil opère, idéalement et réellement, une synthèse de toutes les traditions précédentes, un peu comme Rabelais en son temps vis-à-vis de la tradition médiévale, et, cela, rien que pour donner un futur au genre poétique. Au reste, sa temporalité n'est-elle celle d'un futur antérieur (titre d'un célèbre poème de " Phosphènes " : " Futurs simples - ou antérieurs ") ? (Philippe Di Meo)
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Un jeune homme vaguement doué pour la peinture que tout son entourage considère déjà comme le génie de son temps, deux vieilles femmes voisines qui ne vivent qu'en miroir l'une de l'autre ou un ivrogne qui finit sa nuit dans un four...
Ce recueil réunit vingt-quatre nouvelles qui suivent la vie quotidienne, psychologique et spirituelle de Siennois issus de différentes classes sociales. Au centre de ces récits se nichent la difficulté, voire l'impossibilité, des rapports humains et le deuil de la jeunesse. Diurnes, souvent écrasés de soleil, ces récits épousent le vécu des personnages au plus près du mystérieux, et donc inconnaissable, ressort psychologique de leurs actes. -
Entre avril et mai 1875, pendant quelques semaines, Arthur Rimbaud, dont l'existence scandaleuse est pleine de rebondissements, séjourne à Milan, où il semble loger dans la maison d'une mystérieuse veuve, donnant sur la Piazza Duomo. En cette même année 1875, le jeune homme prend la décision finale de renoncer à la littérature, se transformant, selon les mots de Mallarmé, en "quelqu'un qui avait été lui, mais qui n'était plus lui, en aucune façon".
Edgardo Franzosini évoque ces journées avec une abondance raffinée de détails, reconstruisant le séjour de Rimbaud comme un enquêteur tenace et habile à travers les traces légères et suggestives laissées par le poète dans le Milan de l'époque. -
Cette série de proses brèves auxquelles Tozzi travailla de 1915 à 1917, constamment republiées depuis cette date, ont un seul point commun : dans chacun des 69 fragments, un animal apparaît, de manière fortuite ou marginale, pour parer le récit de sa signification propre. Chaque segment narratif se trouve ainsi relié à toutes les autres par un subtil fil symbolique.
Deux fragments, le premier et le dernier, donnent la clef du texte. Ils se caractérisent par la présence du seul animal qui, au sein du recueil, semble vivre en accord avec la nature : l'alouette. Cet oiseau représente un besoin d'élévation, de sens, d'accord avec la nature. Dans la premier fragment est décrite la difficulté qu'a l'alouette à vivre dans un monde dominé par l'homme ; dans le dernier, un appel à l'animal afin qu'il revienne au sein de l'âme humaine pour la régénérer.
Les narrations intermédiaires, dans lesquelles l'alouette n'est pas présente, deviennent des allégories vides. Celles-ci s'attachent à souligner le besoin d'un sens et l'impossibilité de l'obtenir.
Les Bêtes est également le portrait d'un homme irrité contre la vie et contre lui-même en polémique avec son temps.
Les Bêtes de Federigo Tozzi est considéré par la critique italienne non seulement comme un des sommets du récit italien du XXe siècle mais, encore, comme le chef-d'oeuvre stylistique de la prose italienne du temps.
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Remigio, un jeune homme, reçoit en héritage un domaine agricole que lui disputent sa belle-mère et la maîtresse de son père, soudainement décédé. Remigio rejette le modèle autoritaire que lui proposait son père mais, par trop naïf, névrosé et dépourvu d'expérience, il ne parvient pas à lui trouver une alternative valable. Il ne devient pas un bon maître, il ne sait ni commander ni se faire respecter par ses ouvriers agricoles.
Sa bonté naturelle et ses nombreuses maladresses sont autant de poisons. C'est le type même de l'inadapté rêveur voué à endurer la cruauté humaine. Son double, Berto, un ouvrier agricole non moins inadapté que son maître qu'il déteste ouvertement, l'abat d'un coup de hache sans vrai motif.
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Les Choses et Les Gens sont deux séries de proses brèves qui font suite à Les Bêtes publiés en français dans la collection Biophilia chez José Corti en 2011.
Les Choses se composent de 167 courtes proses ; des observations du poète qui se définit en évoquant les habitations de Sienne et de Florence, quelques objets et surtout la nature environnante. Ces fragments explorent l'immédiateté de la relation du narrateur entre l'extérieur et l'intérieur et sa lutte contre l'évocation de souvenirs.
Souvent en affrontement avec lui-même dans une nature qui le pousse à la rêverie ou à la nostalgie qu'il combat férocement, le poète ne trouve de répis que de très courts instants et toujours dans un équilibre précaire.
Le narrateur est complexe et torturé, porté par les errements «jusqu'à penser que mon âme était restée collée sous le sable mou, que la mer l'emportait parfois avec elle pour ensuite la rapporter.» Une des grandes originalités de ce texte réside dans le déroutant va-et-vient entre une nature personnifiée qui sonde le poète et la minutieuse exploration de celle-ci par celui-ci.
Les Gens ne contiennent que 70 fragments mais les textes sont légèrement plus longs. Il s'agit principalement de portraits psychologiques de femmes très différentes, de tout âge et de diverses formes de parenté avec le narrateur.
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La nouvelle jeunesse (poemes frioulans (1941-1974))
Pasolini P P
- Gallimard
- Du Monde Entier
- 20 Novembre 2003
- 9782070758159
«L'éternel retour prend fin : l'humanité a pris la tangente. De nouveaux "démons" patronnent ce phénomène, et je crois encore, stupidement, à une nouvelle révolution des pauvres. Le Livre demeure, mais la Parole s'en est allée. C'est le pire saint Paul qui avait raison et non l'Écclésiaste. Le monde est une grande Église grise où il importe peu que les Devoirs soient imposés par l'Hédonè plutôt que par l'Agapè. Le futur tout entier n'est que la codification du développement par le compromis historique.» Pier Paolo Pasolini.
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Monsieur Picassiette : Raymond Isidore et sa cathédrale
Edgardo Franzosini
- La Baconniere
- 21 Mai 2021
- 9782889600496
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Giorgio Manganelli (1922-1990) aura été au XX? siècle l'un des hardis sectateurs de la littérature absolue. Au fil des âges, de manière plus ou moins ostensible, plus ou moins insolente, des narrateurs et des poètes avaient déjà empoigné semblable gonfanon. Le lecteur, ce fin limier, les reconnaît à ce qu'ils semblent partager une intuition commune : tout ce qui relève de la recherche rigoureuse du vrai - théologique, métaphysique, scientifique - n'offre d'intérêt que si le faux peut s'en nourrir. Le faux, c'est-à-dire cette fiction parfaite qui a nom littérature. Littérature : dieu obscur et sévère, qui réclame des libations d'encre, des sacrifices rhétoriques, des mensonges exacts. En des époques lointaines, on présume qu'un Callimaque, un Gongora, peut-être même un Ovide furent des adeptes de cette ambitieuse hérésie. Il n'en demeure pas moins que personne n'avait osé la formuler jusqu'à une période récente, quand les Romantiques allemands commencèrent à désarticuler d'une main délicate les présupposés de l'esthétique. Si le caractère mensonger de la littérature serpente depuis longtemps dans les oeuvres qui emplissent nos bibliothèques et irriguent nos mémoires, c'est à Manganelli que revient le mérite de l'avoir exhibé au grand jour, d'un geste brusque et presque bureaucratique. C'est donc une lourde responsabilité qu'il a prise en intitulant La littérature comme mensonge ce recueil d'essais où l'on croise Lewis Carroll et Stevenson, Hoffmann et Nabokov, Dickens et Dumas, parmi bien d'autres. Chacun pourra le constater, La littérature comme mensonge est de ces livres qui naissent en provoquant scandale et surprise, mais dont le destin est de vivre avec la force silencieuse de l'évidence.
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D'Andrea Zanzotto, l'un des grands poètes italiens contemporains, paraît ce nouveau recueil, en édition bilingue, publié en Italie en 1996.
Parmi les titres publiés en France, signalons chez Maurice Nadeau, traduits par Philippe Di Meo, Du paysage à l'idiome, anthologie poétique 19511986, (1994), Au-delà de la brûlante chaleur, récits et prose (1997), La Beauté/La Baltà (2000).
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Rome, une nuit de mai. Des policiers découvrent le corps sans vie d'un homme et d'un petit garçon. A côté d'eux, une adolescente grièvement blessée respire encore. 24 heures plus tôt, Camilla fête son anniversaire, Emma perd son travail, et une dizaine de personnages se croisent et se perdent dans le tourbillon de la ville.
Heure après heure, la tension monte, la tragédie se noue. Jusqu'à l'intolérable.
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Les yeux fermés est tenu pour l'un des romans les plus expressifs du premier après-guerre en Italie, Federigo Tozzi ayant été une figure peu reconnue de son temps malgré les soutiens dont il disposait (Pirandello, Borgese) mais réhabilité dans les années 1960 à une époque où l'ambiguïté et les échecs de ses personnages ont été mieux compris.
Les yeux fermés, écrit à Castegnato en 1913, est un roman d'inspiration autobiographique. Dans le Sienne des années 1910, Tozzi décrit une histoire d'amour trompée sur fond de maltraitance parental et de brutalité campagnarde. Loin du naturalisme, Tozzi met en place une structure narrative inspirée des avant-gardes en psychologie du XIXe siècle. Tozzi recourt au réalisme seulement pour exprimer une vision de la réalité qui tourne autour de l'inaptitude conçue comme une incapacité de l'individu à répondre aux exigences de la vie. Les personnages de Tozzi sont "incapables de.". Dans les romans de Tozzi on trouve une sorte de représention lyrique de la débandade de l'homme face aux contraintes. En ce sens, Tozzi rappelle beaucoup Joyce (Ulysse), Musil (L'homme sans qualités), Kafka (Le procès), Svevo (La conscience di Zeno, Una vie) et Mann. Tozzi s'inscrit dans cette famille de façon extrêmement originale.
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Publié en 1977 par la collection Lo specchio aux éditions Mondadori, Marzo e le sue idi (Mars et ses ides) est peut-être l'ouvrage le plus complexe et le plus composite écrit par Bartolo Cattafi. Composé de quatre parties (« Ostuni », « Objets de nature », « Tanières profondes » et « Faux acacias »), le volume explore, par la variété thématique, un monde imaginaire parallèle au monde réel. Comme a pu le souligner Sergio Ramat, c'est un véritable « corps à corps » entre le mot et l'objet qui se crée ici, le livre aspirant à une prononciation radicale, « primitive », dépourvue de toute référence à la tradition poétique ou à la psychologie :
Il se présente comme le fruit d'une conquête, d'un travail de recherche non seulement sur le langage mais aussi sur le monde.
Miniatures du monde, les poèmes de Cattafi forment une sorte d'anthologie de sensations avant tout visuelles, difficilement rapprochables d'une tradition existante. Car la poésie de Cattafi est un retour à l'expérimentalisme stylistique, une tentative d'explorer l'indicible à travers la mise en tension des objets représentés et l'utilisation paradoxale de la métaphore. Loin de se constituer comme un langage autoréférentiel, l'écriture de Cattafi se donne un point de fuite fictif dans sa confrontation continuelle avec un réel apparemment connu et bien délimité, échappant de fait à tout repère, et créant ainsi une osmose entre le donné et l'imagination créatrice.
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Martino Acquabona voue une haine farouche à Napoléon. Ce fils d'un notable de l'île d'Elbe est épris de liberté, mais c'est aussi un jeune homme timide et lettré. Lorsque l'Empereur déchu arrive en mai 1814 sur cette petite île au large de la Toscane - seul morceau du pouvoir qui lui reste -, Acquabona rêve même de le tuer. Mais l'ironie de l'Histoire voudra qu'il soit nommé bibliothécaire de Napoléon, et placé malgré lui à un poste d'observation idéal au milieu de la cour de l'illustre exilé. Il sera ainsi confronté à un homme qui n'est plus au sommet de la gloire, mais dans une sorte d'entre-deux de l'Histoire qu'il s'emploie à combler par une agitation un peu vaine, par exemple en commandant des travaux disproportionnés, mais aussi en racontant ses faits d'armes à son bibliothécaire. Petit à petit, ce dernier passe de la détestation à la fascination, en dépit de ses convictions politiques, sans pour autant comprendre les vraies intentions de l'Empereur. N. n'est pas seulement une subtile réflexion sur un chapitre peu connu de la geste napoléonienne, sur le bonheur de l'action et sur l'ambition, mais aussi un roman mélancolique et désenchanté, original et captivant.
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Vocatif publié en 1957 restait inédit en français. Sa publication permet de mieux saisir toute l'évolution du langage poétique de son auteur.
Surimpressions est le dernier recueil de poésie d'Andrea Zanzotto publié en Italie en 2001. Formé de trois sections « Vers les Paluds », « Chansonnettes hirsutes » et « Aventures métamorphiques du fief », Zanzotto y peint avec une puissance expressive peu commune la destruction du paysage et ses réminiscences de la Résistance en Vénétie.. Passant du mutisme relatif à la parole proliférante, l'auteur combine toutes les formes italiennes et dialectales de poésie, dans une oeuvre originale sans pareil.
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À côté de sa prodigieuse fiction, Giorgio Manganelli a poursuivi avec assiduité une ?uvre d?essayiste et de critique. De nombreux volumes parus de son vivant comme La littérature comme mensonge (Gallimard, 1985) ou Angoisses de style (José Corti, 1998), par exemple, en attestent avec une éloquence certaine.
Cet aspect de son travail n?a rien d?anecdotique dans la mesure où la reconnaissance critique nourrit sa recherche littéraire, ses fictions, largement inspirées du regard porté sur le non-sensical et le roman gothique anglais.
En France, ses écrits sur l?art demeurent toutefois la partie la moins connue de l?énorme et prodigieuse masse de son travail critique dont la nouveauté du point de vue n?est plus à souligner.
Publié pour la première fois en Italie en 1987, Salons regroupe un choix de sa réflexion dans ce domaine réalisé de son vivant par son auteur lui-même. L?ouvrage offre un choix de thèmes et d?artistes et de genres extrêmement variés : Edvard Munch, René Lalique, Honoré Daumier, Benedictus, Cecil Beaton, etc. À côté des grands artistes, il accorde une place importante aux arts dits « mineurs » :
Tabatières, peintures sur éventails, verreries, tissus, photographie, etc. De sorte que l?ensemble frappe par la variété de ses thèmes et la qualité de proprement encyclopédique de son information. Manganelli rappelle ainsi, par exemple, que Munch exposait ses toiles aux intempéries avant de les estimer achevées.
Au-delà, plus important encore, nous ne sommes pas en présence d?écrits de circonstance. Le point de vue développé est profondément original et devrait intéresser non seulement les lecteurs des fictions de l?auteur mais également les historiens de l?art tant l?acuité du regard de Manganelli étonne. Ainsi, des peintres français du XIXe, pensionnaires de la Villa de Médicis, attelés à copier les ruines romaines, note-t-il que leur fenêtres sont toutes géométriquement identiques et procèdent donc d?une conception ne coïncidant qu?imparfaitement avec l?objet observé dont l?usure et l?irrégularité est du même coup gommée. Traitant de Lalique, Manganelli définit le verre comme absolument soustrait à « l?évolution » en tant que matière, son « sort est d?être lui-même ou d?être brisures ». Nous pourrions multiplier les exemples d?égale pénétration, d?égale intensité critique, ici cités à titre purement indicatif. Manganelli n?imite jamais personne, ses analyses sont toujours fortement originales.
Ce regard est neuf parce qu?il déroge à l?historicisme, d?ordinaire si vivace, et bien compréhensible, dans la critique d?art à laquelle nous sommes habitués. Manganelli traite de son objet avec indifférence pour les modes du jour afin de le transporter dans une dimension anhistorique souvent archétypale. De fait une approche symbolique distingue sa réflexion. Celle-ci découle d?un point de vue sub specie aeternitatis (sous la forme de l?éternité), l?éternité du travail de l??uvre contemplée sur l?inconscient et la conscience du spectateur, l?éternité des résonances des matières des ?uvres prises en examen. D?où un penchant affirmé pour la « déshistorisation » du propos au profit de l?allégorie, implicite ou non, tramée par l??uvre, raison première de son emprise sur son public. Ce faisant, Manganelli relie (idéalement) constamment le présent à la grande chaîne imaginaire du dépôt des images accumulées au fil du temps par les civilisations artistiques connues.
Son encyclopédisme le lui permet comme il lui permet de renouveler son regard et le nôtre.