Ne vous étonnez pas si, en ouvrant ce livre, vous sentez l'odeur boueuse des fleuves majestueux, si vous entendez le bruissement du vent dans les blés, ou le chant du rossignol dans la douceur de la nuit. Une Chronique de famille, roman à nul autre pareil, grouille d'une vie qui semble échapper à son auteur, qui imprime à jamais ces pages enchantées dans l'esprit du lecteur.
Serge Aksakov (1791-1859) constitue sans nul doute l'une des figures les plus représentatives de la littérature russe du XIXe siècle. Ses grandes oeuvres (Une Chronique de famille), tout comme ses ouvrages mineurs (Souvenirs d'un pêcheur et Souvenirs d'un chasseur de la province d'Orenbourg), lui ont valu les éloges des plus grands, dont Tourguéniev. D'un style classique inspiré de Gogol, Serge Aksakov évolue rapidement vers un certain réalisme. Ses récits autobiographiques excellent dans les descriptions de la nature. Son esprit d'observation particulièrement aigu est le résultat de son amour profond pour sa terre et sa patrie. Aksakov est-il pour autant un traditionalisteoe La description minutieuse des faits quotidiens pourrait tout aussi bien l'apparenter à une certaine modernité et à des auteurs comme Marcel Proust, auquel la critique l'a souvent comparé.
Une Chronique de famille apparaît aujourd'hui comme un des sommets de la littérature russe. Sylvie Luneau, disciple de Pierre Pascal et traductrice d'exception, a dit: « Brice Parain disait que La Guerre et la Paix est un exemple unique de sérénité dans la littérature. Et c'est vrai: rien de plus apaisant que cette admirable fresque où, face à l'Histoire, les êtres et leurs problèmes retrouvent leurs véritables dimensions. L'oeuvre d'Aksakov, dont le dessein est plus modeste, participe de cette littérature du bonheur. On sent tout au long de son récit le charme envoûtant de la vie tranquille au sein de laquelle un jeune être extraordinairement attentif découvre qu'une seule journée contient des merveilles et nous en fait la confidence. » Étranger aux grandes querelles de son temps, Serge Aksakov crée une littérature bien à lui. A une époque et dans un pays où les problèmes sociaux et politiques étaient si pressants, ce fut précisément ce côté inactuel et dépaysant qui charma le public. Oubliant les susceptibilités de parti (et Dieu sait s'il y en avait à l'époque de la querelle des Slavophiles et des Occidentaux), tous le reconnurent comme un des premiers écrivains de la terre russe.
On connaît essentiellement Karel Capek comme l'inventeur du mot "robot" et comme un auteur d'ouvrages dits de "science-fiction", La Guerre des salamandres ou R.U.R.
Il a été, en réalité, non seulement le plus grand écrivain de son pays, mais l'un des plus grands écrivains du XXe siècle. Capek, en effet, n'est pas seulement un maître de l'art du récit, un créateur étourdissant de personnages, mais un poète métaphysique qui s'interroge sur la condition humaine, en scrute les béances, en dépeint la misère et le destin tragique voué à la solitude et à l'incompréhension.
L'une de ses oeuvres les plus accomplies est le poème de la mort qu'il a édifié dans la trilogie romanesque dont Une vie ordinaire, publiée en 1934, constitue le nier volet.
Dans Hordubal, le premier roman de ce cycle, Capek, selon ses propres termes, opposait " la face cachée mais véritable de l'homme et de sa vie intérieure à l'image déformée et inexacte que se font de lui-même ceux qui ne lui veulent pas de mal ".
Il montrait que notre connaissance des gens se limite très souvent à nos propres projections. Dans Le météore, Capek multipliait les points de vue. La vie d'un homme y était décrite sous plusieurs aspects différents. Chaque narrateur projetait sa propre histoire sur celle du disparu dont il essayait de reconstituer la vie. Devançant " l'école du regard ", Capek mettait l'accent sur les pièges de la subjectivité.
Dans Une vie ordinaire, l'auteur apporte la conclusion à la fois synthétique et paradoxale de la trilogie. Au regard des autres se substitue le propre regard du défunt sur lui-même, à travers les souvenirs dans lesquels, avant sa mort, il essaie de retracer l'histoire de sa vie, l'histoire d'une vie " sans histoires ". A la pluralité des regards des autres sur un être se substitue la pluralité de l'être lui-même qui se dévoile sous son propre regard.
Non seulement Capek y désigne la dimension " universelle " de l'existence la plus banale, la plus " ordinaire ", mais les doutes et les interrogations du personnage sur sa propre vie composent une polyphonie romanesque où émerge la multiplicité des facettes qui composent l'identité d'un Moi rongé par le Ça. Et derrière le petit homme gris, derrière l'apparence terne et uniforme d'un fonctionnaire quelconque, on voit transparaître peu à peu l'insondable complexité de la nature humaine.
La création littéraire est ici inhérente à l'essence même d'un homme " sans qualités ". Ici, la création littéraire n'est pas surajoutée sur le vivant, elle émane intrinsèquement du vivant et le cours lisse et plat d'une " vie ordinaire " devient l'abîme originel où se creuse sans fin le mystère de l'être. Gérard Conio