« Paraître l'étranger, tel est mon lot, ma vie ». Ce vers de Gerard Manley Hopkins (1844-1889) semble résumer son destin. Poète non publié de son vivant, inconnu sauf de quelques-uns et soumis, en tant que jésuite, à la discipline et à la censure de son ordre, tout l'empêchait de partager ses dons intellectuels uniques avec les autres, lui qui aspirait pourtant à « faire de la parole, à chaque instant, un acte de relation ». Son oeuvre a obtenu après sa mort l'admiration qu'elle méritait et Hopkins est considéré à juste titre comme l'un des fondateurs de la poésie anglaise moderne. Personne n'avait encore fait de la langue ce qu'il a réussi à faire. « Sa poésie a l'effet de veines d'or pur enchâssées dans des blocs de quartz imprévisibles » avait observé son contemporain Coventry Patmore. La force rythmique et la nouveauté disruptive des vers de Hopkins ont le pouvoir de modifier notre regard et de nous faire ressentir toute chose dans sa fraîcheur flamboyante et son absolue singularité. Ses poèmes sont empreints de tendresse envers la terre, notre fragile humanité et toutes les créatures : la colombe, le faucon crécerelle, l'alouette, les « roses grains de beauté de la truite qui nage »... Il voue la même délicate attention à l'observation et à la description du ciel et des nuages, comme si le poète et le météorologue ne faisaient qu'un. Sensible à la condition des classes laborieuses, radical dans sa critique des obscurantismes sociaux, Hopkins nous surprend aussi par l'écologie du poème qui fait buissonner son écriture, notamment quand il déplore la destruction du paysage dans lequel il vit et qu'il explore avec un amour scrupuleux, plaidant pour « Que vivent encore longtemps herbes folles et lieux sauvages ».
Le cahier consacré à Stig Dagerman coïncide avec le centenaire de sa naissance. Le destin tragique de ce grand écrivain suédois - il s'est réfugié dans la mort à l'âge de 31 ans -, témoigne de son déracinement dans un monde ballotté. Dagerman n'a cessé de manifester dans son oeuvre un souci très aigu du monde, de la société et d'autrui. C'est avec une conscience douloureusement lucide qu'il a voulu jeter un regard de vérité sur toute chose, alors même qu'il se sentait tenaillé par un fort sentiment de l'absurdité de l'existence. « J'ai toujours été sensible à l'écriture de Dagerman, à ce mélange de tendresse juvénile, de naïveté et de sarcasme. À son idéalisme. À la clairvoyance avec laquelle il juge son époque troublée de l'après-guerre. » C'est en ces termes que J.M.G. Le Clézio avait tenu à saluer l'écrivain suédois en 2008 lors de la « Conférence Nobel ». Ce cahier d'Europe apporte de précieux éclairages sur le chemin de vie de Dagerman, en particulier sur son engagement anarcho-syndicaliste, et sur les divers aspects de son oeuvre, qu'il s'agisse de ses romans, de ses nouvelles ou de ses reportages - au premier rang desquels Automne allemand -, ou encore de son théâtre, de ses poèmes et de ses projets pour le cinéma.
C'est en 1623, sept ans après la mort de Shakespeare, que fut publié en Angleterre le fameux infolio - plus familièrement appelé « Premier Folio » - sans lequel nous ne disposerions que d'une partie de l'oeuvre de ce prodigieux dramaturge.
Grâce à deux acteurs de sa compagnie, John Heminges et Henry Condell, de nombreuses pièces telles que Macbeth, Le Conte d'hiver ou La Tempête furent ainsi sauvées de l'oubli.
Le quatrième centenaire de cet événement est l'occasion de faire le point sur Shakespeare et les recherches fécondes qui lui sont consacrées en ce début de XXIe siècle. Qu'il s'agisse de son théâtre ou de sa poésie, de la question centrale de la traduction de ses oeuvres, de leur mise en scène ou de leur adaptation à l'écran ou à l'opéra, de thèmes en résonance avec l'actualité comme ceux de l'environnement ou de la représentation des femmes, de la présence de la science dans le corpus théâtral, des rapports à la fois subtils et complexes que Shakespeare pouvait entretenir avec l'épineuse question de la religion, ce numéro d'Europe ouvre de multiples perspectives.
Tout en resituant Shakespeare dans son époque turbulente et passionnée, il explore des aspects captivants de l'édition de ses oeuvres et de leur réception par les lecteurs et le public à travers les siècles. Il montre aussi à quel point son théâtre a été précurseur de l'idée européenne, aussi bien sur le plan physique, par le truchement des compagnies ambulantes d'acteurs anglaisvenant jouer sur le continent, que sur le plan intellectuel.
Comme l'observait Henri Fluchère, toute quête que l'on fait dans l'oeuvre de ce magicien de la scène et de la langue apporte sa récompense, sous la forme d'un surcroît de lucidité : « Qu'estce que l'intelligence critique, après tout, sinon la faculté de découvrir des rapports nouveaux entre l'oeuvre et nousmêmes ? Il est réconfortant de penser que l'oeuvre de Shakespeare, sollicitée de toutes parts, a toujours de nouvelles réponses à nous faire, et qu'elle ne sera pas, de longtemps, épuisée. »
ENQUÊTER SUR LA SHOAH AUJOURD'HUI.
À mesure que les derniers témoins de la Shoah s'éteignent, la littérature d'aujourd'hui continue à explorer cet événement et ses répercussions à travers une forme singulière qui en vient presque à constituer un genre à part entière : l'enquête.
Après Dora Bruder de Patrick Modiano (1997), celleci s'est imposée avec Les Disparus de Daniel Mendelsohn (2006). Depuis, ces investigations, le plus souvent familiales, ont diversifié leurs formes. Certaines sont fictionnelles, quand d'autres relèvent de la nonfiction.
Afin de mieux cerner les spécificités de ces enquêtes, il convient d'abord d'en retracer la généalogie. Le besoin d'enquêter sur les victimes s'est en effet manifesté très tôt, comme en témoignent Le Convoi du 24 janvier de Charlotte Delbo ou l'échec de l'investigation que met en scène W ou le souvenir d'enfance de Georges Perec.
Mais ces textes ont aussi contribué, à leur manière, à l'avènement progressif d'un « nouvel âge de l'enquête » dans la littérature d'aujourd'hui.
Les récits contemporains renouvellent volontiers leur écriture en se chargeant d'une mission : informer, documenter, inventorier, enquêter. Ces investigations contribuent aux inflexions les plus décisives de l'écriture contemporaine. Elles participent, à leur manière, à la redéfinition des territoires respectifs de l'histoire et de la littérature, dont les frontières établies ont été perturbées au cours de ces dernières décennies, tant par les historiens que par les écrivains.
Les récits d'investigation mettent en question, et peutêtre en cause, les formes traditionnelles de l'historiographie à qui ils empruntent une partie de leur démarche pour les déborder depuis la littérature et inventer leurs propres méthodes. Pour ces oeuvres, enquêter ne signifie pas combler un manque en faisant renaître les disparus mais faire apparaître leur disparition. L'investigation se charge à la fois des faits et de leur anéantissement, du témoignage et de ce qui en reste quand il a été détruit. Elle s'en charge et s'en fait responsable.
En ce sens, il convient de lui réserver une place primordiale dans notre présent. Car elle représente un moment essentiel de notre relation au passé que les textes réunis ici explorent chacun à leur manière.
En poésie d'abord, mais en prose aussi, Jude Stéfan (19302020) est l'auteur d'une oeuvre à la fois très singulière et riche d'affinités avec des voix anciennes et toujours vives, de Catulle à François Villon, de Maurice Scève et Louise Labé aux poètes de l'âge baroque.
Autant dire que la langue de ce poète, d'une extraordinaire invention, rebrasse dans sa modernité toute une tradition lyrique, Grecs et Latins compris. L'écriture était pour Jude Stéfan le seul recours contre le vertige de notre impermanence. Si le registre thématique de son oeuvre se déploie pour une large part autour de l'amour et de la mort, c'est avec des accents neufs, un phrasé unique, des arabesques d'accords et de dissonances. Le « festoyant français » de ce poète explore le côté noir du lyrisme. N'ignorant rien de la mort charnelle, il glorifie l'éros qui lutte contre la mort par caresses et plaisirs.
Car l'amour est pour Stéfan une vertu active, un instinct de vie désespéré, une ardeur indissociable des gestes qui l'accomplissent. La galerie d'amantes qui jalonne son oeuvre, réelles et nommées, ou cachées sous une image, ou feintes, est impressionnante. Elles sont une source inépuisable d'inventions, irriguant tous ses livres jusqu'au dernier, en un immense blason du corps féminin, avant que l'âge le saisisse et qu'un destin malicieux le fasse mourir à Saint-Désir...
Encouragé à ses débuts par Charles-Ferdinand Ramuz et Gustave Roud, bientôt salué par Paul Éluard, Maurice Chappaz (19162009) est l'un des grands auteurs suisses de notre temps. Autant dans sa vie cet écrivain valaisan a déambulé, nomadisé, marché par monts et par vaux ; autant il est resté fidèle à la poésie et aux écritures de soi. Il n'a écrit ni roman, ni nouvelle, préférant le réel à la fiction, avec comme boussole l'attention au monde. Lire Chappaz, c'est aller à la rencontre d'une langue inouïe par la savoureuse étendue de ses registres, du murmure à l'imprécation, des accents carnavalesques à une ampleur lyrique célébrant la vie jusque dans ses désillusions.
Comme l'a remarqué Philippe Jaccottet, Chappaz n'en demeure pas moins un poète de la contemplation chez qui « l'émerveillement, la tendresse, l'attente suscitent un ruissellement d'images aussi vif, aussi frais qu'un jeune torrent. » Dans le dernier quart du siècle dernier, Maurice Chappaz, amoureux des montagnes, des ascensions vers les cimes, en vint à incarner la figure d'un lanceur d'alerte en dénonçant avec une rare vigueur pamphlétaire la spéculation sauvage qui défigurait les vallées alpines.
Né en 1930 à Qassabine, un village des montagnes du nord de la Syrie, Adonis est sans conteste l'un des phares de la poésie arabe contemporaine.
Aujourd'hui traduite dans plus d'une vingtaines de langues, son oeuvre bénéficie d'un rayonnement extraordinaire. Sa poésie conjugue l'intensité de l'expression, le magnétisme de l'image insolite, la variété des formes et des registres, l'ampleur de la vision, la puissance sans cesse renouvelée du souffle. En choisissant très tôt le pseudonyme d'Adonis, le poète se plaçait sous l'égide d'une divinité d'origine phénicienne, symbole du renouveau cyclique, comme pour orienter son oeuvre vers un horizon d'incessantes métamorphoses.
Connaisseur hors pair de la poésie et de la pensée arabes depuis la période préislamique, Adonis en a proposé une réévaluation critique, voire iconoclaste.
Parallèlement, il s'est intéressé sans relâche aux avancées de la modernité occidentale en matière de philosophie, de poésie, de science. Il a manifesté une grande liberté de ton envers toute religion, à commencer par l'Islam dont il n'a cessé de dénoncer l'usage temporel et surtout politique.
Comme il a pu l'écrire : « La culture arabe a besoin d'un Nietzsche pour détruire, tout aussi impitoyablement et rigoureusement, les principes sclérosés de la culture arabo-islamique et rendre visibles les nouvelles perspectives d'une renaissance spirituelle et intellectuelle. » Peut-être la vieille et belle expression d'« esprit libre » est-elle la meilleure façon de caractériser Adonis. Il refuse le rôle conventionnel du poète, il s'engage pour la libération de la femme arabe et rejette les vieilles structures patriarcales, il mise sur le changement et sur une transformation perpétuelle.
Né en 1946, Guénoun est l'auteur d'une oeuvre protéiforme qui embrasse à la fois les domaines du théâtre, de la philosophie et de la littérature. Mais ces dénominations paraissent elles-mêmes insuffisantes pour délimiter tous les «chantiers» dans lesquels s'est engagé Denis Guénoun, puisqu'ils s'étendent aussi à la réflexion politique, à la théologie et au récit autobiographique. C'est à l'exploration de la riche trajectoire et des horizons d'expression de cet écrivain singulier que nous convie ce cahier d'Europe où l'on trouvera en particulier l'un des tout derniers textes écrits par Jean-Luc Nancy avant sa disparition en août 2021.
C'est paradoxalement que les postérités s'établissent parfois.
Celle de Georges Bataille (1897-1962), plus qu'aucune autre.
De cette oeuvre dont on avait parlé si peu, lui vivant, il y avait peu de chances que l'on parlât davantage, lui mort.
Il faut dire qu'il semble s'être plu à semer le trouble chez ses lecteurs, lui qui affirmait : « Je dirai volontiers que ce dont je suis le plus fier, c'est d'avoir brouillé les cartes. » Insaisissable Bataille. Passant sans cesse en contrebande les frontières établies entre les disciplines, traitant les sujets les plus sulfureux, exposant les vues les plus originales, il aura tout fait pour déstabiliser ses lecteurs les plus bienveillants.
En effet, poésie, récit ou essai, quel que soit le genre qu'il explorait, Georges Bataille s'est employé à transgresser systématiquement les usages. Il aura abordé, toujours de manière originale, des questions qui appartenaient traditionnellement à l'économie, la politique, l'anthropologie, l'histoire de l'art, la sociologie, et ce avec une manière unique de travailler la langue. C'est sans doute cette singularité qui, précisément, lui valut l'admiration et l'amitié d'écrivains et de penseurs parmi les plus importants de notre XXe siècle. Et qui, de nos jours encore, fait de son oeuvre multiple, intense et hétérogène une référence pour de nombreux lecteurs.
Avec lucidité et acuité, Jean-Luc Steinmetz questionne la possibilité qu'aurait encore la poésie de dire notre monde actuel, d'y vivre. «Habiter le monde poétiquement», oui, mais à condition d'en saisir la beauté et la cruauté tout ensemble :
« Je demande à ma poésie de pas l'oublier / ce temps présent / dur et bouleversant. / Malgré la distance qui me sépare du monde et de son train / la douceur qu'on me prête / ouvre un oeil d'épervier. » Pour Jean-Luc Steinmetz, la poésie ne protège pas, elle expose. D'où sa fragilité, sa précarité, sa foncière résistance... et sa grande liberté. Comme le souligne Henri Scepi dans ce cahier : « À la fixité rassurante le poète préfère le mouvement qui délivre, à la stabilité des réponses le vertige des questions, aux arts de vivre l'air de vie - c'est-à-dire la quête de l'ouvert, qui oblige à se replacer au milieu des choses. » Textes de François Rannou, Jean-Luc Steinmetz, Béatrice Bonhomme, Lionel Ray, Daniel Leuwers, Laurent Fourcaut, Henri Scepi.
Déclenchée à la suite de la tentative de coup d'État du 17 juillet 1936, la guerre d'Espagne opposa les forces nationalistes dirigées par une junte militaire aux forces du gouvernement légitime de la République, soutenu par le Front populaire. Bientôt, des milliers d'hommes et de femmes affluèrent du monde entier pour rejoindre les Brigades internationales. Ces volontaires considéraient que se battre pour la République espagnole, c'était se battre pour la survie de la démocratie et de la civilisation contre l'assaut du fascisme. Des écrivains, des cinéastes, des photographes s'engagèrent dans ce combat. Ils le firent par le biais de leur art, par leur soutien apporté aux réseaux d'entraide et parfois en prenant les armes. Des centaines de journalistes et de reporters se rendirent eux aussi en Espagne. En raison de ce qu'ils virent sur place, même ceux qui étaient arrivés sans engagement prédéterminé en vinrent à embrasser la cause de la République assiégée. L'histoire des reporters étrangers en Espagne est fondamentalement une histoire d'hommes et de femmes courageux et compétents.
La redécouverte de leurs écrits est hautement significative dans l'histoire de la guerre d'Espagne. Grâce à eux, des millions de gens qui ne connaissaient que peu de choses sur l'Espagne ont senti dans leurs coeurs que la lutte de la République espagnole pour la survie était, d'une certaine manière, leur bataille. Ce numéro d'Europe met en lumière de multiples aspects de ce drame et de nombreuses figures connues ou méconnues qui épousèrent, selon les mots du poète Luis Cernuda, une cause « noble et si digne de lutter pour elle ». On voit se faire jour dans ces pages une conception de la culture indissociable d'un sens de la solidarité humaine.
Comme l'écrivait María Zambrano, figure majeure de la pensée contemporaine qui prit le chemin de l'exil en janvier 1939 et refusa de revenir en Espagne du vivant de Franco : « Il ne sert à rien de renoncer à toute action qui modifie l'histoire ou à y prendre une part active ; nul ne nous déchargera d'avoir à la subir. »
Ulysse de Joyce a cent ans. Ce roman hors normes a paru en volume le 2 février 1922, grâce aux bons soins d'une éditrice vaillante sinon téméraire, Sylvia Beach, à l'enseigne de Shakespeare and Company, au 12 rue de l'Odéon, à Paris.
Les premiers exemplaires de Ulysses, ouvrage de langue anglaise (et quel anglais !) à la couverture bleue, au titre en grandes lettres blanches - bleu et blanc pour évoquer les couleurs de la Grèce -, composés, imprimés et façonnés à Dijon par Maurice Darantiere, arrivèrent à Paris en gare de Lyon, par le train express de 7 heures. Cela fait désormais partie de l'histoire littéraire.
Cent ans après, les textes réunis dans cette livraison d'Europe répondent à la double ambition de jeter une lumière aussi neuve que possible sur Ulysse tout en suscitant, ni plus ni moins, le désir de lire ou relire ce roman après lequel les choses ne furent plus tout à fait les mêmes en termes d'écriture sinon de pensée.
« Si mon livre n'est pas fait pour être lu, la vie n'est pas faite pour être vécue », disait Joyce. Ainsi reliait-il indissociablement le livre et le vivre. Expérience de lecture-vie sans solution possible de continuité...
Les préventions contre Marivaux ont eu la vie dure. Sainte-Beuve ne voyait dans son théâtre que « badinage à froid, espièglerie compassée et prolongée, pétillement redoublé et prétentieux, enfin une sorte de pédantisme sémillant et joli... ».
Ce sont les gens de théâtre qui au XXe siècle ont contribué au premier chef à rendre à cet écrivain sa force comique, sa vérité sociale, la clarté subtile de sa langue, tout en découvrant un Marivaux des profondeurs, âpre, violent, cruel.
Depuis lors, le répertoire marivaudien n'a plus quitté l'affiche. La critique a pareillement élargi une oeuvre qui ne se limite plus à quelques textes de théâtre.
Elle a rappelé les « petites pièces » à côté des plus connues, les romans de jeunesse à côté de La Vie de Marianne et du Paysan parvenu, et surtout souligné l'importance des « journaux », chroniques, essais et réflexions. Cet écrivain nous apparaît aujourd'hui comme un inventeur de formes nouvelles. Son oeuvre ne cesse d'innover, de déplacer les frontières entre les genres, elle expérimente, tente des hybridations et des contaminations.
Marivaux parle des inquiétudes de son temps avec autant de légèreté que d'acuité. Il désamorce les violences de la vie amoureuse et de la société par le rire, ou du moins par l'humour. Merveilleux explorateur de la confusion des sentiments et des incertitudes du désir, il brise les illusions de l'amour-propre et les mensonges de l'ordre social. Ses personnages évoluent sur la scène et se transforment presque insensiblement pour coïncider avec la vérité de leur être.
Avec Marivaux, les mots d'hier aident à comprendre les sentiments d'aujourd'hui et les mots d'aujourd'hui aident à prendre conscience de la distance historique.
Joué, publié, étudié, mis en images au cinéma, cet écrivain paraît en phase avec notre époque. On aimerait aujourd'hui faire intervenir Marivaux dans nos débats sur l'égalité des êtres malgré l'inégalité des conditions et sur la tension entre la réalité vécue des sexes et l'injonction des genres. La gravité de tels enjeux n'est pas séparable du plaisir lié à la lecture et au spectacle de ses oeuvres.
Pour le centième anniversaire de BEPPE FENOGLIO (1922-1963), Europe consacre un cahier à cet écrivain majeur dont les romans et les récits sont presque intégralement traduits en français et constamment réédités. Originaire de la région piémontaise des Langhe comme Cesare Pavese, Fenoglio s'engagea dans la Résistance et cette expérience de la guerre des partisans a largement nourri son oeuvre. Dans ce cahier qui comporte deux inédits admirables de Fenoglio, l'écrivain Alessandro Baricco observe justement : « Au début des années cinquante, Fenoglio écrivait spontanément le genre de littérature qui, trente ans plus tard, deviendrait la nouvelle littérature italienne. Il était sacrément en avance. Il racontait à toute vitesse, cadrait comme un dieu, écrivait des dialogues dignes d'un Hemingway, mais le tout avec une grammaire anguleuse, une voix archaïque, et la musique d'un lointain dancing automnal. Il était l'avenir et le passé, simultanément, il était la ville et la campagne, le lever et le coucher du soleil : quelque chose que très peu arrivent à faire. ».
Né en 1953, JOSEF WINKLER est considéré comme l'un des grands écrivains autrichiens d'aujourd'hui. Une dizaine de ses livres sont traduits en français aux éditions Verdier qui publient en 2022 un nouveau titre de l'auteur, L'Ukrainienne.
L'oeuvre de Josef Winkler a été couronnée par des prix prestigieux, en particulier le prix Alfred Döblin, le Grand prix d'État autrichien et le prix Georg Büchner.
Les récits des Mille et Une Nuits sont à jamais un paradis de rêve, depuis qu'Antoine Galland, au XVIIIe siècle, les a proposés comme des contes, des lectures de divertissement, et nous les a faits connaître par leur titre pour toujours. Les Nuits sont un trésor inépuisable où l'art de raconter est aussi celui de nous conduire sur les chemins de notre humanité. La civilisation islamique qui s'est exprimée en langue arabe a une très longue histoire. Les Mille et Une Nuits l'ont accompagnée pendant près de dix siècles. Il est maintenant presque certain que le noyau initial - le récit-cadre de Shéhérazade, d'origine persane avec des emprunts indiens - a été islamisé et traduit au VIIIe siècle en Iraq. Si le manuscrit le plus ancien date du XVe siècle, l'univers des Nuits n'a cessé de s'enrichir au fil du temps, de proliférer en un labyrinthe gigantesque. Toutes les classes sociales y sont représentées, des bédouins au calife, en passant par les savants, les poètes, les marchands, les pêcheurs, les bandits et les oisifs. Contes et histoires s'enchâssent et se démultiplient, tandis que se côtoient ou s'entrelacent les tonalités : aventures et voyages, féerie et tragédie, contes fantastiques, récits d'humour et de ruse, anecdotes, récits de sagesse et fables... Il n'est pas indifférent que le récit-cadre des Mille et Une Nuits fasse de l'art de raconter un don féminin et que la parole de Shéhérazade soit en elle-même un principe de vie, puisqu'elle a pour fin de suspendre la mort que le roi Shahriyâr, meurtri par l'adultère de sa conjointe, a promise nuit après nuit aux jeunes filles de son royaume. Le rituel nocturne du conte permet à Shéhérazade d'introduire une dynamique suspensive qui se manifeste dans l'ajournement de la suite de l'histoire, chaque fois que l'aube paraît, et dans l'emboîtement des récits. Au-delà de la teneur des contes, c'est ainsi le processus même de la narration qui fait sens et agit, puisqu'il doit permettre à Shahriyâr de passer d'une allégeance à l'assouvissement immédiat d'une pulsion mortifère à une forme de vie où prévaut la relance infinie du désir. Par leur composition même et leur extraordinaire richesse thématique et formelle, les Mille et Une Nuits se prêtent à de multiples types d'investigation et de lecture. Ce numéro d'Europe en témoigne exemplairement. On y découvrira de surcroît un conte inédit qui pousse plus loin que jamais le procédé du récit emboîté et présente l'intérêt de toucher au dénouement même des Nuits, après le recouvrement de la raison par Shahriyâr et la fin de ses hantises.
En 1904, à vingt-deux ans, James Joyce quitte son Irlande natale pour l'Europe continentale. Zurich, Trieste et Paris seront ses principaux ports d'attache.
Cependant, disait-il : « J'écris toujours sur Dublin, car si je peux atteindre le coeur de Dublin, je peux atteindre le coeur de toutes les villes du monde.
Le particulier contient l'universel. » De Gens de Dublin à Portrait de l'artiste en jeune homme, d'Ulysse à Finnegans Wake, sans oublier ses poèmes réunis en 1936, les projets littéraires de Joyce sont à première vue très différents les uns des autres. Mais les oeuvres de l'écrivain irlandais ont en commun d'avoir révolutionné leur genre et de se placer toujours à un niveau radical d'innovation. C'est à Paris, où il arriva avec sa famille en 1920, que devait s'établir la réputation de Joyce comme représentant majeur de la modernité littéraire. Alors que le devenir de son oeuvre était barré par la censure aux États-Unis comme en Angleterre, c'est la parution de l'édition originale d'Ulysses à Paris en février 1922, grâce à l'intrépide Sylvia Beach, avec le soutien de Valery Larbaud et d'un réseau de sociabilité littéraire, qui permit à Joyce de trouver un tremplin pour sa reconnaissance internationale.
Lorsque vit le jour en 1929 la première traduction d'Ulysse en français, Philippe Soupault en rendit compte en ces termes dans Europe : « Je ne crois pas qu'aucun écrivain sincère, après la connaissance d'Ulysse, puisse considérer son oeuvre et reprendre son travail dans le même esprit qu'avant cette connaissance. » Aujourd'hui, si les ligues de vertu ne s'insurgent plus contre Ulysse et si la charge d'obscénité n'est plus d'actualité, la réputation de Joyce continue à être celle d'un écrivain pour le moins « difficile ».
Dans la grande diversité de sujets et d'approches dont ils témoignent, les textes réunis dans ce numéro disent et démontrent que cet écrivain parmi les plus influents du XXe siècle n'a rien d'« illisible ».
L'oeuvre de l'écrivain irlandais John Banville, né en 1945, rassemble à ce jour des nouvelles, des pièces de théâtre, des scénarios de films, des chroniques et une bonne dizaine de romans noirs publiés sous le pseudonyme de Benjamin Black, mais l'auteur de La Mer (lauréat du prestigieux Booker Prize en 2005) est avant tout un très grand romancier à qui l'on doit une douzaine de romans aussi riches que subtils. L'auteur lui-même n'apprécie guère le cloisonnement des genres littéraires, mais on peut tout de même avancer que c'est dans ces romans sublimes que l'art de John Banville tutoie les sommets. Contrairement à Joyce et à bien d'autres écrivains de son pays, Banville n'a pas pris le chemin de l'exil ; il vit et travaille à Dublin, mais passe néanmoins pour le plus européen des écrivains irlandais.
En aura-t-on jamais fini de découvrir La Fontaine ? Il n'y a peut-être pas de figure plus familière de notre littérature. Tout le monde le cite, tout le monde a en tête une fable au moins. Considéré comme un auteur de second ordre au 18e siècle, et vaguement tenu à l'écart, il est devenu le poète français le plus représentatif et le plus considérable par la diffusion de ses écrits.
Et pourtant, La Fontaine a quelque chose d'un Protée qui échappe à nos prises. L'immédiate et apparente simplicité de ses poèmes laisse entrevoir un éclat sombre, des couleurs étranges, comme une onde limpide permet de découvrir, en transparence, des reliefs tourmentés et la vivacité troublante de ses courants secrets. Comment donc envisager cet écrivain aussi bien connu que méconnu dès lors qu'on quitte le corpus des Fables, qui elles-mêmes ne forment pas un ensemble si lisse et univoque qu'on voudrait le croire ?
Ce numéro d'Europe se veut un instantané de la recherche actuelle, dans ses renouvellements et les perspectives qu'elle ouvre pour restituer le poète dans son contexte et le lire dans notre temps.
Pour rendre compte des divers visages de La Fontaine et saisir l'unité de son oeuvre composite, on a choisi de multiplier ici les angles d'approche et d'ouvrir largement l'éventail thématique. Ainsi met-on par exemple en évidence la tension entre une poétique des genres, des styles et des tons au fondement de la célèbre proclamation de La Fontaine : «Diversité est ma devise». On explore dans les Fables aussi bien que dans les Contes la façon dont le poète parvient à faire oeuvre nouvelle à partir d'un matériau hérité. On met en lumière les fables consacrées à l'amitié, valeur cardinale de l'épicurisme, qui engage le lecteur dans un rapport nouveau, égalitaire, à la différence de la tradition ésopique. On pose la question très actuelle du consentement dans les Contes qui reposent sur une conversion au plaisir où, de façon paradoxale pour ce genre traditionnellement misogyne, les femmes se voient reconnaître une liberté nouvelle. On observe aussi de quelle façon La Fontaine fait place au désir féminin dans la sexualité au nom d'une vision égalitaire des rapports entre hommes et femmes.
Loin des mythes du « Bonhomme » et du paresseux maître des eaux et forêts, loin aussi de la réduction de La Fontaine aux seules fables et de celles-ci à des moralités univoques destinées à inculquer la proverbiale sagesse des nations, les contributions réunies dans ce numéro permettent de préciser l'image de ce « classique » ondoyant et divers chez qui la liberté et le naturel de la parole sont aussi des conquêtes perpétuelles du style.
Sur les scènes contemporaines, les créations associées à l'art des marionnettes sont aujourd'hui parmi les plus originales et inventives. Quel chemin parcouru depuis un siècle !
En 1920, la présence du théâtre de marionnettes dans la vie culturelle européenne se divisait entre des formes traditionnelles en déclin - les Guignols des jardins publics, entre autres - et sa présence dans un théâtre d'avant-garde qui, si elle fut intense et très créatrice, toucha une frange relativement faible du public.
Aujourd'hui, on ne sait plus comment nommer le théâtre de marionnettes, tant son extension et ses formes ont évolué.
L'art des marionnettes s'est considérablement ouvert et mêlé à toutes sortes de recherches scéniques. Ce numéro d'Europe entend brosser un paysage de la création contemporaine et explorer les multiples manières d' « être marionnette », de « faire marionnette » sur un plateau. C'est-à-dire aussi les façons de faire coexister, sur scène et dans l'écriture, l'homme et ces « autres que lui » auxquels la vie courante et la scène traditionnelle n'accordent souvent guère plus que le statut d'objet. La question du comique, largement délaissée depuis quelques lustres, est également abordée ici sous un nouveau jour, en relation avec les mutations profondes de l'art de la marionnette. Un rire tour à tour subversif, grinçant, voire inquiétant, qui nous fait remonter jusqu'aux endroits où nous ne maîtrisons plus notre corps et nos actes. Un rire qui sonne comme une réaction de survie devant les excès de notre condition humaine à laquelle, sans cesse, la marionnette - cet « autre que l'humain » - nous ramène.
Dans la proximité physique comme dans l'exil, Georges Séféris (1900-1971) partagea toute sa vie les nombreuses épreuves qui, au cours du XXe siècle, furent imposées au peuple grec. Chez ce natif de Smyrne, sur la côte orientale de la mer Égée, la gravité de ton et de registre poétique a été déterminée par l'expérience précoce du déracinement, à l'occasion de la «Grande Catastrophe» des années 20, qui fit des milliers de victimes en Asie Mineure et provoqua l'afflux en Grèce de plus d'un million de réfugiés. Poète, diariste, épistolier, romancier, essayiste, traducteur, Séféris a expérimenté ces différentes possibilités d'écriture qui tendent toutes à conférer à l'homme un temps et un espace habitables. «Maître en art et en droiture de vie», il considéra qu'il était de son devoir de dénoncer les abus du pouvoir et notamment la dictature des colonels. Prix Nobel de littérature en 1963, cet admirable poète apparaît comme le héraut d'un style fragmentaire construit sur l'éphémère, mais qui fascine par les profondeurs sur lesquelles il ouvre. Son oeuvre, enracinée dans le passé et le présent de la Grèce et de l'hellénisme, ne s'en adresse pas moins à tous, portée, comme l'écrivait Gaëtan Picon, par «une langue si simple, proche du langage de tous les jours, de l'oraison du matin et du soir, mais toujours consacrée par la solennité poétique».
Gilles Ortlieb aime brouiller les pistes. Forte déjà d'une trentaine de livres, de La Nuit de Moyeuvre à Tombeau des anges, de Au Grand Miroir à Ângelo, son oeuvre emprunte des chemins de traverse, pour mieux s'atteler à son inlassable entreprise de «redécouverte». Avec une certaine lenteur, car la flânerie seule permet de prendre le pouls d'un lieu ou d'un texte, y déceler un signe fugace, le détail insignifiant au premier regard, alors qu'il peut s'agir justement de l'indice qui permettra d'élucider l'ensemble.
Voir et nommer, c'est une manière de sauver ce qui reste de paysages à l'abandon, d'écrivains et de peintres aux traces effacées par le temps.
Gilles Ortlieb devient ainsi le greffier de la disparition d'un monde, de cette « vitrification simultanée d'une époque et d'une région ».
Et ses livres forment l'archipel d'un monologue intérieur entre ralenti et proximité, lucidité et esquive. Le cahier que nous lui consacrons tente de suivre les variations et la basse continue d'une écriture « qui se sert des mots moins pour dévoiler leur sens immédiat que pour les contraindre à livrer ce que cache leur silence ».
Issu d'une famille d'origine juive espagnole, Elias Canetti est né en 1905 à Roustchouk, ville de Bulgarie qui était alors un creuset de langues et de cultures. C'est à Vienne et à Zurich, où il passe l'essentiel de sa jeunesse, qu'il apprend l'allemand, cinquième langue de sa vie après le ladino, le bulgare, l'anglais et le français. C'est l'idiome décisif dans lequel le jeune écrivain choisit de bâtir son oeuvre.
À 25 ans, il écrit Auto-da-fé, son unique roman qui passe quasiment inaperçu lors de sa publication en 1935 et sera considéré plus tard comme un chef-d'oeuvre de la littérature du XXe siècle. Livre abyssal, Auto-da-fé est une collection d'échantillons de la folie et de la mesquinerie du microcosme viennois qui se reflète dans la grande tragédie vers laquelle se dirige alors le monde.
L'arrivée au pouvoir des nazis en Allemagne eut une incidence sur toute la suite de l'oeuvre de Canetti. Au moment de l'Anschluss, en 1938, l'écrivain prit le chemin de l'exil et s'installa à Londres.
Dès les années trente et pendant plus de vingt ans, Canetti se consacra à la composition de Masse et puissance. Cette oeuvre inclassable, mélange titanesque d'anthropologie, de psychologie sociale, de philosophie et de sociologie vise à éclairer les rapports entre puissance et phénomènes de meutes ou de masses. Masse et puissance est à la fois une réflexion sur le pouvoir et son lien avec la mort et sur la capacité humaine de faire communauté.
En vérité, la passion de Canetti pour la vie n'eut d'égale que son aversion pour la mort, qu'il considéra toujours comme le scandale absolu. Nombre de ses réflexions à ce propos figurent dans ses milliers de « Notes » dont il disait qu'elles étaient le fruit d'« un étrange mariage entre Pascal et Lichtenberg », ses deux grands maîtres dans le genre aphoristique.
La célébrité internationale de Canetti arriva sur le tard, avec la publication des volumes de son autobiographie. Le prix Nobel de littérature lui fut décerné en 1981 pour son oeuvre marquée « par l'ampleur de sa vision, la richesse de ses idées et sa puissance artistique ».
En proposant des approches diversifiées de cette grande figure de la culture européenne, ce numéro d'Europe permet aussi d'éclairer les rapports de Canetti avec d'autres « phares » de la pensée et de la création contemporaines, de Franz Kafka à Robert Musil, de Nietzsche à Freud, de Walter Benjamin à Theodor W. Adorno.
Dans la nuit du 13 au 14 juillet 1933, Raymond Roussel s'éteignait à l'âge de 56 ans. Mais son oeuvre, telles ces étoiles qui exerçaient sur lui une fascination si profonde, continue longtemps après la disparition de son auteur de répandre sa lumière. Car il y a, sans aucun doute, un effet Roussel. Mieux même, une forme d'envoûtement. Il faut dire que celui que Michel Leiris appelait « Roussel l'ingénu », brisant tous les codes, renversant tous les poncifs, rompant avec toutes les routines de l'écriture, aura au final été l'auteur de quelques-unes des pages les plus énigmatiques, de quelques-unes des images les plus stupéfiantes qui aient jamais été conçues. Nul peut-être n'aura su comme lui décevoir les attentes de son lecteur pour mieux le surprendre, le déstabiliser et, finalement, le fasciner. Ce numéro d'Europe se propose d'explorer quelques aspects d'une oeuvre dont on ne cesse de découvrir à chaque lecture de nouvelles richesses, des subtilités inattendues.
OEuvre inclassable autant que son auteur peut s'avérer déconcertant.
Avide des récompenses les plus frelatées, des marques de reconnaissance les plus convenues, et dévoué entièrement à un art qui exclut toute compromission ; admirateur des auteurs les plus sages, les mieux établis de notre littérature, et trouvant dans les novateurs les plus audacieux des générations qui suivirent des sectateurs passionnés, des admirateurs fanatiques. Car face à des ouvrages qui avaient tout pour laisser les contemporains perplexes, certains, comme Robert Desnos, André Breton ou Joë Bousquet, saisirent d'emblée la singularité et l'intérêt d'une oeuvre à nulle autre pareille. Robert de Montesquiou affirmait que Raymond Roussel avait écrit les livres qu'il avait envie de lire et qu'il ne trouvait pas en librairie. Cela n'empêcha pas pour autant cet écrivain solitaire et singulier de bâtir, comme on le découvrira à la lecture de ce numéro, une oeuvre à la résonance foncièrement universelle.
Les aventures de Tintin ... L'oeuvre d'Hergé a déjà été analysée de cent façons sans qu'on l'épuise, comme toutes les grandes oeuvres, pourtant Tintin reste un mystère. Ou plutôt, nous sommes nous-mêmes le mystère. Qu'est-ce qui nous touche en lui ?
Qu'est-ce qui nous poursuit de façon si insistante jusqu'au fond de l'âge, au point que beaucoup d'écrivains laissent filtrer dans leurs romans ou dans leurs poèmes des allusions à ses aventures, comme on le faisait naguère des héros d'Homère et de Virgile ? C'est de ce constat et de cette interrogation qu'est née l'idée de ce dossier d' Europe .
Heureux les auteurs ici conviés à nous faire partager leur Tintin ! Rien qui leur fût interdit, ils ont pu s'abandonner à leur fantaisie sans craindre de déchoir dans l'estime des lecteurs - ou dans la leur.
Au contraire, les idées les plus insolites seront portées à leur crédit : dresser un guide de voyage des pays imaginaires parcourus par Tintin... recenser sa bibliothèque ou encenser son chien... lancer de légers ponts tibétains entre l'un ou l'autre de ses compagnons d'aventure et les personnages littéraires qui les ont précédés - ainsi de Séraphin Lampion, résurrection flamboyante de l'illustre Gaudissart gravé à l'eau-forte par Balzac... ou encore assimiler a udacieusement l'un de ces héros de graphite et de gouache à tel ou tel protagoniste de l'Histoire, le volcanique général Alcazar par exemple, dirigeant du San Theodoros, lanceur de couteaux (« Caramba !
Encore raté ! »), chef guérillero, caudillo, grand fumeur de cigares et grand joueur d'échecs, prototype de tant de généraux d'opérette et de despotes venimeux...
Quatre-vingt-dix ans après sa naissance, trente-cinq ans après sa disparition soudaine dans les sous-sols de la luxueuse villa d'Endaddine Akass à Ischia, l'infatigable reporter nous sollicite encore.
Comme l'écrit ici même Jean-Christophe Bailly, le plaisir qu'il y a à lire les aventures de Tintin est « comme une pile qui se rechargerait sans fin ».
Il existe, de longue date, une légende noire à propos de Racine, souvent présenté par les commentateurs sous les traits d'un ambitieux à qui un talent hors du commun aurait ouvert la voie d'une ascension inespérée.
Passant outre à la légende, cette livraison d'Europe offre l'intérêt de mettre en lumière l'aspect protéiforme du visage racinien, constamment tiraillé entre plusieurs identités qui coexistent :
étudiant modèle et pamphlétiste redoutable, humaniste indéfectible et avocat en puissance, poète de salon et historiographe de terrain, dramaturge innovant et éditeur exigeant, fervent croyant et courtisan déférent... Les multiples facettes de Racine obligent à en restituer un visage complexe, parfois chaotique et mystérieux, échappant à toute étiquette définitive et contribuant ainsi à une richesse herméneutique inépuisable.
Or, cette complexité et cette richesse ne sont pas uniquement le fruit d'un caractère et d'une personnalité particulière, elles dérivent, au moins en partie, d'une vie parsemée de rencontres, et surtout incarnée dans des lieux bien précis. Retrouver ces lieux, c'est retrouver et, dans une certaine mesure, expliquer les différents traits qui composent le visage racinien. Le présent numéro se veut donc un essai de « topographie racinienne », focalisé en particulier sur quatre lieux que Racine ne cesse de fréquenter, de quitter et de retrouver.
Le cabinet de lecture d'abord, qui est certes l'endroit, à Port-Royal des Champs, où l'étudiant apprend le grec, le métier d'avocat et, malgré lui, celui de dramaturge, mais qui est aussi le lieu où le poète se réfugie tout au long de sa carrière afin d'étudier minutieusement ses sources avant d'écrire, où il peut librement dialoguer avec les Anciens, le soir venu.
Il y a ensuite l'atelier, lieu du passage à l'acte de l'écolier devenu auteur de théâtre, mais également des premières tentatives poétiques inabouties, des brouillons de pièces esquissées, ou encore l'endroit où il ferraille à distance avec ses adversaires et planifie ses contre-attaques dans de furibondes préfaces.
La topographie racinienne réserve bien évidemment une place à part à la scène du théâtre, lieu qui résume le passage de la page écrite à la page jouée, qui est donc l'occasion d'une confrontation avec d'autres interlocuteurs : les comédiens et comédiennes, mais aussi les rivaux.
Quatrième et dernier lieu racinien, la Cour, au sein de laquelle Racine est à la fois spectateur et metteur en scène, dramaturge et historien, janséniste caché et courtisan obséquieux.
L'enjeu de ces approches nouvelles est de permettre de mieux connaître l'homme et de mieux comprendre l'oeuvre d'un immense poète qui fut aussi, selon la formule d'Édouard Dujardin, un « suprême romancier d'âmes ».
Irrécupérable, telle semble être l'oeuvre de Jean Genet. Non seulement au regard des polémiques qu'elle a suscitées et suscite encore, mais plus profondément par son refus de s'apaiser, de pactiser, d'oublier. « Je conserverai en moi-même l'idée de moi-même mendiant » écrivait Genet dans le Journal du voleur. Ni l'humiliation, ni la souffrance, ni l'exclusion n'ont à aucun moment été oubliées. L'ensemble de son oeuvre pourrait ainsi être lue comme un refus radical de toute amnistie. Pas d'oubli, et donc pas de mesure ou de compromis. Pas de résilience non plus. Refus aussi de se présenter comme victime puisque seul le choix de la révolte permet de toucher à cette beauté salvatrice, sans cesse recherchée dans les tableaux de Rembrandt ou les sculptures de Giacometti, dans les gestes de ses amants et des êtres en révolte : « J'aime ceux que j'aime, qui sont toujours beaux et quelquefois opprimés mais debout dans la révolte. » De manière encore plus radicale, son oeuvre demeure irrécupérable par cette douloureuse remise en question d'elle-même, de sa nécessité, voire de sa justesse. Genet a toujours écrit contre lui-même et n'a pas hésité à raturer, à détruire sa légende, quand il pensait que ses textes sonnaient faux. Sans le moindre accommodement avec les conventions sociales ou littéraires, son oeuvre est de celles qui ont changé le paysage théâtral et romanesque du 20e siècle.
Depuis la publication de son premier livre en 1998, Cédric Demangeot, s'est peu à peu imposé comme l'une des voix poétiques les plus saisissantes de sa génération. Dans son oeuvre qui est le théâtre d'un affrontement très dur, très âpre avec le négatif, la poésie devient protestation de la vie contre tout ce qui l'entrave, la défigure et la nie. « La poésie - dit-il - doit saboter le réel et le rendre au vivant. » Alors que le numéro de mars d'Europe venait de partir à l'imprimerie, nous avons appris la mort de Cédric Demangeot, survenue le 28 janvier, à l'âge de 46 ans. Notre tristesse est grande. Son oeuvre demeure, « obstinément vivante ».
L'idéal d'Alexandre Vialatte (1901-1971) était d'être « sobre, rapide, dense comme le marbre, aérien comme le papillon ».
Sans oublier l'humour : « Il m'a toujours semblé, écrivait-il, qu'il y a une parenté entre les plus hauts moments de l'art et les raccourcis saugrenus qui déclenchent le rire. » Par bonheur, son humour est aux antipodes de celui des amuseurs patentés. Il est fait de précision, de rapidité, de poésie et d'apparente incongruité. « Je ne vois pas ce qui n'est pas fantaisie, à commencer par la réalité », écrivait-il à son amie Ferny Besson. Même le tragique est traité chez lui avec le décalage du rire, cette politesse du coeur.
Traducteur précoce de Kafka dès sa découverte du Château au milieu des années vingt, Vialatte considérait que le véritable artiste « est celui qui crée son monde, un univers à lui qui ne date que de son oeuvre ». Il disait aussi : « Écrire, c'est courir après un sujet qui vous échappe, courir jusqu'au bout du vent. Mais où est le bout du vent ? »...
Dans ses romans comme dans ses chroniques, le chatoiement de l'écriture de Vialatte vient souvent d'un jeu de lumière dans l'ironie, qui en fait varier l'intensité. Férocité, dérision et tendresse se superposent dans le plissé de la phrase de cet écrivain qui a su éviter la lourdeur du sérieux pour dire des choses graves.
Romans, essais, récit de voyage à quatre mains, livret d'opéra, l'oeuvre de Tanguy Viel affirme sa cohérence à travers des cheminements et des dispositifs singuliers : c'est une attention, toujours vive et inquiète, à la puissance des formes. Le souci formel n'est pas pour cet écrivain cinéphile une manière de styliser après coup le monde, mais l'impulsion même de sa découverte et de sa saisie. Une ligne de basse parcourt son oeuvre : la mélancolie. C'est elle qui donne une couleur à ses livres, empruntant volontiers au film noir ses codes, son atmosphère et sa tension. Cette mélancolie relève aussi d'un sentiment générationnel, celui de venir après : après l'époque lumineuse du récit sans ombre, ni soupçon ; après les expérimentations formelles et leurs dispositifs inventifs ; après le temps des idéologies du progrès et de la confiance dans l'Histoire. L'écrivain travaille avec ces ruines, les collectionne pour mieux leur redonner mouvement et énergie.
Écrivain, dramaturge et comédien, Roland Dubillard (1923-2011) a tout fait pour refuser les étiquetes, déjouer les atentes, en créant un ensemble d'oeuvres qui se ressemblent le moins possible, en expérimentant une multiplicité de genres :
Théâtre, poésie, nouvelle, fable, récit, méditation, pièce en vers, pièce pour enfants, chanson, cinéma... Comme sur l'île de Robinson, il n'existe pas de colline d'où l'on pourrait embrasser du regard tout Dubillard. On l'a classé d'office parmi les inclassables, les dingues du nonsense , mais si la créativité verbale et l'humour semblent jaillir spontanément de sa plume, cet écrivain n'en fut pas moins un travailleur opiniâtre, chacun de ses livres exigeant un processus de maturation prolongé. La poésie fut la matrice de son oeuvre protéiforme et lorsqu'il récitait l'un de ses poèmes, il suffisait d'écouter le phrasé si particulier et les intonations subtiles de sa voix pour s'en rendre compte : chez lui, le comique le plus irrésistible et l'émotion la plus profonde sont intimement liés. De même, sa façon de jouer était en adéquation parfaite avec sa façon d'écrire - rêveuse, imprévisible, mais d'une précision toute musicale. Au-delà de ses illustres Diablogues et de ses quatre pièces majeures - Naïves hirondelles, Le Jardin aux beteraves, La Maison d'os et Où boivent les vaches -, ce cahier d' Europe nous invite à explorer l'archipel Dubillard et son univers si riche et singulier.
EUGÈNE SAVITZKAYA.
Né en 1955 près de Liège, Eugène Savitzkaya est un auteur d'une forte singularité. Comme le rappelle dans ce numéro Yves Di Manno, le lecteur d'aujourd'hui peut difficilement se représenter l'étonnement, pour ne pas dire la stupeur qu'a pu susciter au milieu des années 1970 le surgissement - au sens quasi tellurique du terme - des premiers livres de cet écrivain : « C'était un univers entier qui émergeait au grand jour, un monde qui avait la cruauté, la fulgurance et l'innocence de l'imaginaire enfantin, transposé dans un langage à proprement dire envoûté d'où les images jaillissaient avec une netteté stupéfiante, un pouvoir de fascination sans précédent, et dont le flot paraissait intarissable. » Dans ses narrations comme dans ses poèmes, Eugène Savitzkaya emprunte des voies buissonnières où la parole semble s'incarner et prendre chair avec une allégresse qui va des plus subtils scintillements de joie aux explosions carnavalesques.
Ses « romans » fourmillant d'invention et de vie renouent volontiers avec les enchantements du conte. Prêtant la même attention et pour ainsi dire la même dignité ontologique à l'être humain et à la touffe d'orties, au jardinage et à l'écriture, au parfum de la rose et à l'odeur du torchon de cuisine, à la panthère et au cloporte, Savitzkaya accueille toutes les créatures et l'entière réalité dans ses livres qui sont autant de lanternes magiques où se renouvelle sans fin la jouissance sensuelle du monde et des mots.
PIERRE PEUCHMAURD.
Pierre Peuchmaurd (1948-2009) est un poète bouleversant dans sa manière de se mettre à découvert, de se livrer aux effervescences, bénéfiques et maléfiques, qui opèrent en lui sur ce «rien de terre» que désignait André Breton, là où l'être entre à tout moment en contact avec le donné sensible. Où une surprise, une coïncidence, quelque enchantement se laisse attendre - mais n'est pas pour autant accordé.