Grande, très grande différence entre les deux éléments : la terre est muette, et l'océan parle.
L'océan est une voix. il parle aux astres lointains. il parle à la terre, au rivage, dialogue avec leurs échos ; plaintif, menaçant tour à tour, il gronde ou il soupire. il s'adresse à l'homme surtout. comme il est le creuset fécond oú la création commença et continue dans sa puissance, il en a la vivante éloquence : c'est la vie qui parle à la vie. les êtres qui, par millions, milliards, naissent de lui, ce sont ses paroles.
La mer de lait dont ils sortent, avant même de s'organiser, blanche, écumante, elle parle. tout cela ensemble, mêlé, c'est la grande voix de l'océan.
John Milton, poète du siècle de Shakespeare, moins séduisant mais passionnant, déploie une fresque grandiose et, racontant la création, ose des idées qui s'apparentent à celles d'Hubert Reeves et font penser aux fantaisies de Calvino.
Avant Le Paradis Perdu: ses traités sur le Divorce, l'Education, la Religion, le Régicide et l'extraordinaire Areopagitica, contre la Censure, pour la liberté d'imprimer (" interdire un livre est pire que tuer un homme "). Le Paradis Perdu, vision splendide de l'univers déployé devant les yeux clos du poète aveugle, s'offre à l'oreille du musicien: les sons parlent et le poème a inspiré Penderecki après Haendel.
Grâce à la musique, l'univers n'est pas vide mais plein: " Je suis celui qui emplit l'infini. " Du whirlwind au whispering, l'oeuvre chante. La nuit est peuplée de visions mystérieuses, les astres vont leur ronde vers l'infini, la matière est spiritualisée, l'Ange parle et écoute. Héros du poème, " Tentateur " face au " Tortureur ", Satan dit la douleur et la rébellion du poète. Milton a une audace sacrilège: il fait de Satan la victime sacrificielle, comme Prométhée.
Milton, " le plus érudit des poètes ", évoque l'Enfer après Virgile et Dante, l'Eden ou le jardin des désirs. Traduit par Chateaubriand, il est romantique et tous les deux ont été fascinés par la wilderness. De l'expérience de la terreur à l'enchantement des nuits constellées d'étoiles, Le Paradis Perdu est une aventure intérieure. L'essai proposé tente d'en tracer les détours. L'auteur écoute avec respect et compassion et rend sensible la douleur de l'homme solitaire, la splendeur aussi.
Les hypothèses psychanalytiques, l'interprétation discrète suscitent la réflexion: l'avant naître et l'avant créé, la naissance et la mort, la faute et le sacrifice. Très documentée, cette " oeuvre ouverte " s'adresse aux lecteurs cultivés autant qu'aux spécialistes. La poésie triomphe de l'irreprésentable, acceptant l'offertoire du poète et refusant le credo de l'homme.
Fin décembre 1948, un an après Remous, Vertiges sortit aux éditions du Bateau Ivre.
Peu s'en fallut que l'ouvrage ne fût ceint d'une bande proclamant, citation d'une lettre de Céline, " Droit au cul, signé Ferdinand ". Une idée de Paraz. L'éditeur eut la sagesse de ne pas la suivre. C'eût été dévaluer la marchandise. Ravaler au rang du porno un joyau de l'érotisme le plus subtil. Car, justement, Paraz ne va jamais droit au... but. Il n'appelle jamais un chat un chat. Ses périphrases sont bien plus suggestives.
Aucun mot qui blesse la pudeur dans le récit des scènes les plus torrides. D'autant qu'elles sont narrées par Florence, l'innocente héroïne dont on connaît, depuis Remous, les inhibitions. Vertiges se laisse malaisément enfermer dans un genre défini. Paraz su y réunir tous les ingrédients pour réussir le grand roman érotique que son ami André Pieyre de Mandiargues appelait de ses voeux. Il les concocte avec une jubilation évidente.
Mais quoi qu'il écrive, à quelque contrainte qu'il s'astreigne, il fait éclater les cadres. Incapable de se couler durablement dans un moule, il débouche toujours où on ne l'attend pas, narquois ou sarcastique. Paradoxal et foisonnant. Original, en un mot. Vertiges rend pleine justice à son art de conteur. On n'a pas fini d'en épuiser les sortilèges. " J.A.
Ce livre n'est pas un livre de plus sur Mozart. Il est l'oeuvre de Guéorgui Vassiliévitch Tchitchérine (1872-1936). Issu de la grande noblesse russe, devenu Commissaire du Peuple aux Affaires Etrangères du premier gouvernement bolchevique de 1918 à 1930, il a notamment négocié la paix de Brest-Litovsk et le traité de Rapallo. Tchitchérine avait l'habitude de dire qu'il avait deux grandes passions : " Mozart et la révolution ". Comment concilier l'amour pour Mozart et l'adhésion à un régime où au nom de la révolution on assassinait Mozart tous les jours ? C'est précisément ce paradoxe qui fait la valeur singulière de ce livre en posant la question du sens de l'engagement et, à travers le cas de l'auteur, celles de la relation entre l'art et la politique, entre l'esthétique et l'idéologie, entre la culture et la société, entre l'Etat et le Peuple, entre l'intelligentsia et le diktat communiste La réflexion de Tchitchérine sur la pensée musicale de Mozart prend une dimension universelle, car son interprétation transpose dans le domaine des valeurs esthétiques un déterminisme historique assimilé à une force élémentaire qui meut l'histoire du monde et l'histoire des hommes. La musique de Mozart, selon Tchitchérine, traduit objectivement une angoisse métaphysique liée à un sens de l'histoire qui est moins une raison dans l'histoire qu'un mal dans l'histoire, une révolution permanente qui brasse et broie les destinées humaines. Quand il écrit son étude sur Mozart, en 1930, au moment où il se retire de la vie publique, Tchitchérine projette dans sa lecture de Mozart sa propre vision du monde modelée par l'échec de son propre engagement politique. Il se penche avec la lucidité de l'expérience sur une utopie créatrice qui, à l'aube de la révolution, en se confondant avec l'idéal communiste, avait dévoyé tant d'intellectuels, d'écrivains et d'artistes russes. A cet égard, la lecture de son livre, tout en apportant un éclairage inédit et passionnant sur l'oeuvre et la destinée de Mozart, nous aide à démêler à travers les malentendus tragiques du passé des imbrications toujours actuelles entre la vie culturelle et la vie sociale, entre la sphère de l'art et le monde réel.
Andjelko Krstic (1871-1952) était l'écrivain de la pecalba, de l'émigration économique temporaire que de nombreux Serbes de Macédoine durent pratiquer sous l'occupation ottomane.
Ecrivain réaliste, attaché à décrire les humbles travailleurs de sa région natale, il fut mis au ban par les communistes pour avoir peint la situation dans laquelle vivait la raïa sous les musulmans, mais surtout pour avoir été un grand écrivain chrétien. Dans son roman et ses nouvelles, le christianisme est celui des petites gens, présent dans la vie quotidienne, pratiqué dans les gestes de tous les jours, et se réalisant dans le travail.
Son univers n'est pas celui du gazda, chef de famille et maître de maison, décrit par Borisav Stankovic, l'autre grand écrivain du sud de la Serbie. C'est le peuple, ici, qui par son activité modeste et constante s'oppose à la colonisation ottomane.
Le regard que Krstic pose sur ces Serbes, mais également sur ces Turcs miséreux, est celui de Dieu : bienveillant et miséricordieux. Et les personnages de ces nouvelles, tout comme le peuple qui vivait dans ces régions indomptables à cette époque-là, répondent à sa compassion : leurs actes sont une liturgie permanente à la gloire du Créateur.
" Vivant et travaillant au milieu de durs et impitoyables possédants, de métayers humiliés et opprimés, de pecalbars travailleurs et patriotes, de petits-bourgeois très malléables, là où des intérêts étrangers s'exprimaient et s'imposaient, je me suis efforcé, bien qu'étant éloigné des centres culturels et des académies, de saisir et de décrire les multiples facettes de la vie réelle de ce milieu.
" Ces mots de l'auteur paraissent modestes par rapport à la grandeur de son oeuvre. Poétique avant tout, elle transcende la simple volonté de description pour devenir un phénomène unique dans la littérature. A l'exemple de ses nouvelles, Trajan, son unique roman, représente pour nombre d'émigrés la Bible des personnes déplacées.
Journaliste influent à la plume acérée, critique d'art doté d'une espèce de prescience, romancier novateur, dramaturge à succès, Octave Mirbeau, le grand démystificateur (1848-1917), a mis sa plume d'une incomparable efficacité au service de ses valeurs éthiques et esthétiques (la Vérité, la Justice et la Beauté), a été en contact avec tous les acteurs majeurs de la France de la Belle Époque et y a joué, dans les domaines de la presse, des lettres, des beaux-arts et des luttes politiques et sociales, un rôle éminent, qui a été longtemps occulté. On redécouvre aujourd'hui son génie d'écrivain, la richesse et la modernité de ses oeuvres et les multiples facettes de l'intellectuel engagé, et on ne cesse de le rééditer, de le traduire en toutes langues et d'étudier tous les aspects de son oeuvre littéraire et de ses grands combats.
Le Dictionnaire Octave Mirbeau est l'aboutissement de cette redécouverte et le produit de toutes les publications des dernières décennies. Il arrive à point nommé pour donner à tous ceux qui s'intéressent au grand écrivain, et aussi, plus généralement, à la littérature, à l'art et à l'histoire, les moyens de satisfaire aisément leur curiosité. Il propose en effet un bilan des connaissances accumulées depuis un quart de siècle et met à la disposition des chercheurs comme des simples amateurs une masse énorme d'informations et un grand nombre de synthèses originales sur toutes sortes de sujets en rapport avec Mirbeau, son époque, son oeuvre, ses valeurs et ses combats. À travers les positions adoptées par l'imprécateur au coeur fidèle face à tous les grands problèmes auxquels il s'est trouvé confronté - problèmes de son temps aussi bien que du nôtre : éthiques, esthétiques, littéraires, politiques, sociaux, etc. -, c'est toute une époque qui est revisitée, et ce sont toutes les questions que se posent les hommes qui sont abordées sans préjugés ni censure, bien au-delà de son parcours personnel.
En 1953, deux jeunes amis partent à la conquête du monde. Il en résultera un livre légendaire, véritable bible des voyageurs : L'Usage du monde. Dans cet ouvrage, seule une voix se fait entendre, celle de Nicolas Bouvier, son compagnon de voyage, Thierry Vernet, se contentant d'illustrer ce carnet de route. Mais ce dernier envoyait des lettres à sa famille, publiées en 2006 à L'Age d'Homme dans un volume intitulé Peindre, écrire chemin faisant. Cet important ouvrage est un témoignage culturel et civilisationnel inestimable, comportant de nombreuses illustrations in-texte, qui propose un autre point de vue sur une même aventure, celui d'un peintre possédant un réel talent de conteur et d'écrivain. En juin 2007, Floristella Stephani, la veuve de l'artiste, grande peintre elle-même, s'est éteinte à Paris. Elle a laissé dans ses affaires la suite des lettres, postées de Ceylan, correspondant au Poisson-scorpion de Nicolas Bouvier. Ce livre exceptionnel comporte de nombreux documents photographiques inédits, ainsi que des cahiers d'illustrations en couleurs dévoilant l'art pictural de Thierry et Floristella.
" Le sommeil de la raison engendre des montres " -ce titre de Goya pourrait servir d'épigraphe aux deux hallucinantes nouvelles réunies dans ce recueil.
Comme dans Le Maître et Marguerite ou Coeur de chien, le point de départ de Boulgkov, ici, c'est le réel, et pourtant, d'entrée de jeu, les dés sont pipés, car ce réel -la réalité soviétique des années vingt- est si insolite, il présente de telles anomalies, de tels gauchissements, qu'il constitue un terrain particulièrement favorable à la prolifération du fantastique.
Toute réalité comporte, il est vrai, une bonne dose d'irrationnel, à y regarder de plus près ; cependant, tout est une question de degré.
Dès l'instant où un certain nombre de critères élémentaires sont remis en question, dès lors que le bon sens et la raison sont mis en hibernation artificielle, l'engrenage diabolique est enclenché. Quand, sur simple décision administrative, on peut payer des travailleurs avec des allumettes qui ne s'allument pas, escamoter sans explication un chef de service chevronné pour le remplacer par un rustre omnipotent, ou passer outre aux mises en garde solennelles d'un savant de renommée mondiale, la déraison est d'ores et déjà installée dans la place.
Le destin n'a plus alors qu'un petit coup de pouce à donner. et fouette, cocher ! Le délire mène le train. Rien d'un " Goitre-de-Chèvre ", ni même les coassements funestes des crapauds de Chérémétievka et les hurlements prémonitoires des chiens de Kontsovka. Quand sonne l'heure des Rokks c'est que le destin est en mal de diablerie.