Le deuxième tome de À la recherche du temps perdu, dans son édition intégrale la plus compacte.
Ce volume contient Autour de Mme Swann et Nom de pays : le pays. Dans ce tome le narrateur devenu adolescent fait l'expérience, souvent douloureuse, de ses premiers émois artistiques et amoureux.
«- Monsieur, je vous jure que je n'ai rien dit qui pût vous offenser.
- Et qui vous dit que j'en suis offensé, s'écria M. de Charlus avec fureur en se redressant violemment sur la chaise longue où il était resté jusque-là immobile, cependant que, tandis que se crispaient les blêmes serpents écumeux de sa face, sa voix devenait tour à tour aiguë et grave comme une tempête assourdissante et déchaînée... Pensez-vous qu'il soit à votre portée de m'offenser ? Vous ne savez donc pas à qui vous parlez ? Croyez-vous que la salive envenimée de cinq cents petits bonshommes de vos amis, juchés les uns sur les autres, arriverait à baver seulement jusqu'à mes augustes orteils ?»
«Les parties blanches de barbes jusque-là entièrement noires rendaient mélancoliques le paysage humain de cette matinée, comme les premières feuilles jaunes des arbres alors qu'on croyait encore pouvoir compter sur un long été, et qu'avant d'avoir commencé d'en profiter on voit que c'est déjà l'automne. Alors moi qui depuis mon enfance, vivant au jour le jour et ayant reçu d'ailleurs de moi-même et des autres une impression définitive, je m'aperçus pour la première fois, d'après les métamorphoses qui s'étaient produites dans tous ces gens, du temps qui avait passé pour eux, ce qui me bouleversa par la révélation qu'il avait passé aussi pour moi. Et indifférente en elle-même, leur vieillesse me désolait en m'avertissant des approches de la mienne.»
Ce volume propose la «trilogie du travail» formée par En un combat douteux (1936), Des souris et des hommes (1937) et Les Raisins de la colère (1939), ainsi qu'À l'est d'Éden (1952), roman de la maturité. Le fil conducteur des trois premiers livres, c'est la réaction de l'individu à la pression du groupe. En un combat douteux, qui prône l'action collective, revêt une dimension épique. Des souris et des hommes traduit, par la simplicité de son intrigue et ses ressorts dramatiques, la dimension tragique d'une humanité abandonnée à la fragilité de ses rêves. Les Raisins de la colère, grand roman de la route, entremêle le destin de la famille Joad et des chapitres «collectifs» qui élargissent la perspective à l'ensemble du «peuple». À l'est d'Éden enfin donne corps à l'imaginaire familial de Steinbeck et illustre la faculté de l'homme à choisir son destin. S'y mêlent souvenirs intimes et éléments allégoriques et historiques ; le bien et le mal s'y livrent une lutte placée sous le signe de Caïn.En s'inspirant de thèmes et de fi gures bibliques, Steinbeck participe à l'écriture du mythe américain, y compris dans ses aspects les plus désespérés. Marqués au fer rouge par la Grande Dépression, ses personnages, laissés-pour-compte du rêve américain, sont des victimes de la modernité en marche. Dans des dialogues d'une grande virtuosité, le romancier fait entendre la crudité de leur langue (ce qui choqua ses contemporains) et leur confère une présence véritablement poétique. Quant aux analyses écologiques, économiques et sociales qui sous-tendent ses livres, elles demeurent troublantes d'actualité.
«Quel que fût le point qui pût retenir M. de Charlus et le giletier, leur accord semblait conclu et ces inutiles regards n'être que des préludes rituels, pareils aux fêtes qu'on donne avant un mariage décidé. Plus près de la nature encore - et la multiplicité de ces comparaisons est elle-même d'autant plus naturelle qu'un même homme, si on l'examine pendant quelques minutes, semble successivement un homme, un homme-oiseau ou un homme-insecte, etc. - on eût dit deux oiseaux, le mâle et la femelle, le mâle cherchant à s'avancer, la femelle - Jupien - ne répondant plus par aucun signe à ce manège, mais regardant son nouvel ami sans étonnement, avec une fixité inattentive, jugée sans doute plus troublante et seule utile, du moment que le mâle avait fait les premiers pas, et se contentant de lisser ses plumes.»
Un amour de Swann est un fragment de À la recherche du temps perdu, la deuxième partie de Du côté de chez Swann. Son sujet en est l'amour et la jalousie qu'éprouve Swann pour Odette de Crécy. C'est pourquoi il a depuis toujours fait l'objet d'éditions séparées, comme s'il constituait un petit roman autonome.
Mort à peine depuis deux mois, non, pas autant, pas deux, Un si execellent roi, qui était à celui-ci Ce qu'Hypérion est à un satyre, si tendre pour ma mère Qu'il ne permettrait pas aux vents du ciel De toucher trop rudement son visage. Ciel et terre, Est-ce à moi de m'en souvenir ? Oh ! elle se pendait à lui Comme si son appétit de lui croissait De s'en repaître, et pourtant en un mois, N'y pensons plus : fragilité, ton nom est femme.
Un petit mois, les souliers n'étaient pas même usés Avec lesquels elle suivait le corps de mon pauvre père, Comme Niobé, tout en larmes, elle, oui, elle - Ô Dieu, une bête à qui manque la faculté de raison Aurait pleuré plus longtemps ! - se mariait à mon oncle, Le frère de mon père, mais qui ne ressemble pas plus à mon père Que moi à Hercule...
(Acte I, scène 2).
Claudine à l'école est le grand succès de mars 1900. Le livre est signé Willy. On sait généralement qu'il s'agit du pseudonyme d'Henry Gauthier-Villars, qui l'utilise pour signer les productions de l'atelier qui lui écrit ses ouvrages. Cette fois, pourtant, le texte sort du lot. Il ne ressemble à rien de connu, la langue est nouvelle, le ton insolent, le propos scandaleux. C'est qu'il n'est pas de la plume d'un des scribes habituels de Willy : il est de sa jeune femme, Sidonie-Gabrielle, née Colette.Colette : il faudra attendre 1923 et Le Blé en herbe pour que ce nom apparaisse seul sur la couverture d'un livre. Avant cela, il y aura eu d'autres «Willy», des «Colette Willy» et même des «Colette (Colette Willy)». Mais on a vite compris. Catulle Mendès écrit à Colette : «vous avez créé un type». Claudine en effet est un type, et elle deviendra un mythe. Colette en créera d'autres : celui de Sido, sa mère, «le personnage principal de toute [s]a vie» ; celui de Gigi, jeune fille élevée pour devenir une femme entretenue et qui échappe à ce destin ; et celui de Colette elle-même, qui se construit au fil de plusieurs vies - elle fut danseuse, mime, actrice, journaliste, directrice d'un institut de beauté, publicitaire... comme si la littérature ne pouvait suffire à lui assurer l'indépendance et la liberté qui sont, avec l'aptitude au plaisir, ses valeurs les plus hautes. Des tenues succinctes portées sur la scène du Moulin Rouge à la croix de grand-officier de la Légion d'honneur reçue en 1953, la ligne droite n'est pas le chemin le plus court. Mais l'oeuvre de Colette s'est nourrie de ce sinueux parcours.Colette appelle «littérature» tout ce qu'elle n'ai me pas : l'emphase, la «ciselure» et les idées générales, qui lui vont aussi mal, dit-elle, que les chapeaux empanachés. L'année du Blé en herbe, elle déclare à Simenon : «Supprimez toute la littérature, et ça ira.» «C'est le conseil qui m'a le plus servi dans ma vie», dira le romancier. C'est aussi ce qui préserve l'oeuvre de Colette du vieillissement. L'ouverture de Chéri, en 1920, a époustouflé les lecteurs. Cent ans plus tard, on l'admire toujours. Mais le style ne serait rien s'il n'était au service d'un regard d'une extraordinaire sensibilité.Colette, nous dit Antoine Compagnon, rend présents «le monde de l'enfance, l'étoffe de la sensation, l'émotion de la mémoire». On la crédite aussi d'avoir été «la première femme qui ait vraiment écrit en femme» (A. Maurois), la première à explorer ainsi les amours adolescentes (Le Blé en herbe), à entretenir une réelle connivence avec la nature et «les bêtes», à poser ce qu'on appellera la question du «genre» (dans Le Pur et l'Impur, en 1941), etc. Mais ce sont ces trois domaines - l'enfance, la sensation, la mémoire - qu'il faut retenir si l'on veut lui rendre justice. Elle les partage avec Proust, dont elle admira
La lecture de La Divine Comédie est un voyage. Claudel le définit à merveille : «De celle qu'il aime, Dante n'a pas accepté d'être séparé, et son oeuvre n'est qu'une espèce d'effort immense de l'intelligence et de l'imagination pour réunir ce monde de l'épreuve où il se traîne, ce monde des effets, qui, vu d'où nous sommes, semble le domaine du hasard ou d'une mécanique incompréhensible, au monde des causes et des fins.» Le lecteur n'est jamais seul au cours de son ascension. Si Dante a besoin de guides - Virgile, Béatrice, saint Bernard -, il est lui-même l'accompagnateur et le complice de qui le lit. Les expériences qu'il évoque, il considère qu'elles sont communes à tous. Il apprivoise l'imagination en l'entourant d'objets familiers. Une fois encordé au poète, et captif de sa voix, on ne peut demeurer en arrière. «On n'avait pas entendu cette voix depuis l'Antiquité latine», disait Saint-John Perse. Plus qu'un autre sans doute, le lecteur du XXI? siècle est sensible à la conscience artistique qui habite Dante, à la manière dont il invente et manie d'un même geste la langue dont il use - «un acte qui vaut pour tous les temps, celui par lequel la poésie accède à soi» (Yves Bonnefoy). Dans cette édition, publiée à l'occasion du 700? anniversaire de la mort du poète, la traduction de Jacqueline Risset, d'une limpidité sans égale, voisine avec le texte original et bénéficie d'un appareil critique nouveau qui prend appui sur sept siècles de lectures aussi bien que sur les recherches les plus récentes.
«Je pouvais mettre ma main dans sa main, sur son épaule, sur sa joue, Albertine continuait de dormir. Je pouvais prendre sa tête, la renverser, la poser contre mes lèvres, entourer mon cou de ses bras, elle continuait à dormir comme une montre qui ne s'arrête pas, comme une bête qui continue de vivre quelque position qu'on lui donne, comme une plante grimpante, un volubilis qui continue de pousser ses branches quelque appui qu'on lui donne. Seul son souffle était modifié par chacun de mes attouchements, comme si elle eût été un instrument dont j'eusse joué et à qui je faisais exécuter des modulations en tirant de l'une, puis de l'autre de ses cordes, des notes différentes.»
Si À Rebours, grand roman de l'esthétique ?n-desiècle, af?rme le désir de briser les limites que s'imposait le naturalisme des années antérieures, ce « roman mental » n'en est pas moins truffé d'allusions et de références à l'époque. Son héros, Des Esseintes, s'est dépris des « peintres de la vie moderne ». Entendons Degas, Forain, Manet... Redon, Moreau, Rops et Whistler conviennent mieux à son nouvel idéal de vie. Au-delà des oeuvres et des artistes que le texte s'approprie à différents niveaux, d'autres présences, de la torture endiamantée aux ?eurs arti?cielles commandées sur catalogue, des locomotives érotisées aux virées nocturnes, reposent sur une iconographie d'époque, dont Huysmans était friand. En somme, il faut traiter À Rebours comme un imagier où l'auteur aurait déposé ses goûts et ses dégoûts, résumé son parcours esthétique et exprimer l'in?ation du visible dans le monde moderne. Un oeil, le sien.
«Il restera les livres, disait Jorge Semprun. Les récits littéraires, du moins, qui dépasseront le simple témoignage, qui donneront à imaginer, même s'ils ne donnent pas à voir... Il y aura peut-être une littérature des camps... je dis bien:une littérature, pas seulement du reportage...»Les textes réunis dans ce volume ont été écrits entre 1946 et 1994 par des survivants des camps nazis. Ces survivants partagent un même dessein:témoigner de l'expérience qui a été la leur, la rendre mémorable dans une langue - le français - qu'ils ont reçue en héritage ou dont ils ont fait le choix. Moins en rapportant des épisodes extrêmes, des moments limites, qu'en rendant compte de l'ordinaire du temps concentrationnaire, sur quoi la mort règne et dans lequel s'effacent les formes et figures de l'humain.Tous constatent que les mots manquent pour exprimer une telle insulte à l'espèce humaine. «On ne se comprenait pas» (Antelme). «Il n'y a rien à expliquer» (Cayrol). L'écriture touche là aux limites de son pouvoir. Dans une entreprise de cet ordre, impossible de satisfaire aux exigences de transparence et de véridicité généralement associées au langage quand il se fait témoignage. Pour que l'indéchiffrable monde des camps échappe, si peu, si partiellement que ce soit, à l'incommunicable, pour que quelque chose existe qui relève de la transmission, chacun de ces écrivains doit explorer l'envers du langage et approfondir la «réalité rêvée de l'écriture» (Semprun). C'est à «la vérité de la littérature» (Perec) qu'il revient de préserver la vérité de la vie.Littérature. Le mot peut paraître sans commune mesure avec l'objet de tels récits. Il ne choquait pas leurs auteurs. C'est que la part littéraire ne relève pas chez eux d'un savoir-faire ou d'une rhétorique, moins encore d'un désir d'esthétisation. Mais d'un souci éthique de la forme, d'une morale du style. Antelme:«il faut beaucoup d'artifice pour faire passer une parcelle de vérité.» Semprun:« Raconter bien, ça veut dire :de façon à être entendus. On n'y parviendra pas sans un peu d'artifice. Suffisamment d'artifice pour que ça devienne de l'art!» Permettre d'imaginer l'inimaginable, rendre le lecteur sensible à une vérité aussi inconcevable exige une profonde réélaboration de la réalité.C'est en cela que les livres ici réunis sont des chefs-d'oeuvre de la littérature du second XX? siècle. Et c'est pour cela que les qualifier de chefs-d'oeuvre de la littérature ne les disqualifie pas, ne les rend pas inférieurs à la fonction que leur ont assignée leurs auteurs:témoigner d'«une catastrophe qui a ébranlé les fondements mêmes de notre conscience» (Cayrol).C'est bien à la littérature - ici non pas truchement de l'illusion, mais instrument de la vérité - que ces survivants, ces
Pour un nombre considérable de lecteurs, À la recherche du temps perdu est une oeuvre à part, la référence, le Livre. Au catalogue de la Pléiade, le coffret réunissant ses quatre volumes fait figure de navire amiral. L'établissement du texte, l'appareil critique, les Esquisses qui révèlent le roman en formation rendent cette édition irremplaçable. Selon toute vraisemblance, ce n'est que par crainte de devoir acquitter un supplément de bagage que les voyageurs ne l'emportent pas plus souvent sur l'île déserte.À l'occasion du centième anniversaire de la mort de Proust, la Pléiade propose à titre exceptionnel, et à tirage limité, le texte de la Recherche, intégral et nu (les notes et les Esquisses restant l'apanage de l'édition en quatre volumes), en deux tomes d'environ 1500 pages chacun. Ce tirage satisfera les globe-trotters, sans leur être réservé. Les sédentaires le placeront près de leur fauteuil. Les promeneurs le glisseront dans leurs poches. Toute table de chevet pourra l'accueillir. Une oeuvre-monde, toujours à portée de main, explorable à l'infini.
Lorsque, aux etats-unis, le président barbicane annonça son intention d'envoyer un projectile sur la lune, l'enthousiasme fut général dans le monde entier.
Mais lorsque le français michel ardan émit l'idée que le projectile pouvait être habité, l'enthousiasme se transforma en délire. et c'est ainsi qu'après avoir résolu les problèmes techniques les plus ardus, trois hommes s'embarquèrent le 1er décembre 186 à bord d'un énorme obus qui allait être tiré par un gigantesque canon. destination : lune !
« Tu tires des récits de tes vices, tu rêves des doubles pour tes démons » : c'est ainsi que Nathan Zuckerman, la créature de papier de Philip Roth, décrit son entreprise d'écriture dans La Leçon d'anatomie. Apparu sous la plume de l'écrivain Peter Tarnopol dans Ma vie d'homme (1974), ce double assumé du fictif Tarnopol et de Roth, lequel les invente tous deux en vertu d'un processus de création fait de reflets et de répliques, prend pour ainsi dire vie dans le premier cycle romanesque qui lui est consacré, Zuckerman enchaîné.
Cette série de romans - une trilogie et son épilogue - offre à Roth l'occasion d'exposer les métamorphoses de la subjectivité. Elle met en scène quatre moments-clefs de la carrière de Zuckerman : la relation de l'aspirant écrivain avec son mentor (L'Écrivain fantôme, 1979) ; le romancier devenu une célébrité et la victime de son succès (Zuckerman délivré, 1981) ; l'homme souffrant de douleurs mystérieuses en pleine crise de la quarantaine, rattrapé à la fois par la complexité de sa vie amoureuse et sexuelle et par la mort de ses parents (La Leçon d'anatomie, 1983) ; l'homme de lettres privilégié face aux intellectuels de l'Europe de l'Est communiste (L'Orgie de Prague, 1985).
On retrouvera Zuckerman dans La Contrevie (1986), un « labyrinthe de miroirs » (Philippe Jaworski), et un chef-d'oeuvre de virtuosité, qui est en quelque sorte la réponse de Roth au postmodernisme américain incarné notamment par Thomas Pynchon. Un brouillon donne à penser que le roman aurait pu être intitulé Tu dois changer ta vie ; « Tout peut arriver, et c'est précisément ce qui arrive : tout. » Pendant la période de création couverte par ce volume, Roth explore la frontière poreuse entre réalité et fiction. S'il occupe le devant de la scène jusqu'en 1986, Zuckerman n'est pas l'unique alter ego de l'auteur. Émerge en effet un nouveau personnage (de fiction ?) nommé Philip ou Philip Roth. Il dialogue avec Zuckerman dans Les Faits (1988), sous-titré « Autobiographie d'un romancier » ; avec des femmes dans Tromperie (1990), roman tout entier construit en dialogues - « la bande-son d'un roman sans images », selon Ph. Jaworski -, tandis que Patrimoine (1991), récit de la maladie et de la mort du père (non plus celui de Zuckerman, celui de Roth), est présenté comme « Une histoire vraie ».
Les faits seraient-ils enfin débarrassés de leur gangue de fiction ? À la fin de la lettre que le Roth des Faits écrit à son lecteur Zuckerman, il admet que les « faits » sont en réalité des souvenirs déjà retravaillés. Ses expériences personnelles et son passé ne prennent forme et sens qu'une fois racontés. Et c'est à un personnage de fiction, l'inévitable Zuckerman donc, que Roth confie le soin de porter un jugement sur son manuscrit « autobiographique ». L'autobiographie est sans doute « le genre le plus manipulateur dans toute la littérature », estime Zuckerman. C'est le moins que l'on puisse dire. Toute tentative de figer la frontière entre réalité et fiction est ici vouée à l'échec.
Faut-il le rappeler ? Les textes ici réunis n'étaient pas destinés à la publication, et Kafka eut soin de le faire savoir à son ami Max Brod : «tout ce qui se trouve dans ce que je laisse derrière moi [...] en fait de journaux, manuscrits, lettres, écrites par d'autres ou par moi, dessins, etc., est à brûler sans restriction et sans être lu». Brod divulgua pourtant ces documents, progressivement et partiellement. Son geste passa tantôt pour une trahison, tantôt pour le signe tangible d'une fidélité vraie. Il reste, quoi qu'on en pense, que ces écrits dits «intimes» enrichissent la voix de Kafka et contribuent à faire d'elle l'une des plus singulières qui soient.Dans le sillage de ses romans, tous les écrits de Kafka ont peu à peu acquis un statut «littéraire». D'une centaine de fiches numérotées on a fait le recueil des Aphorismes de Zürau, parfois intitulé Considérations sur le péché, la souffrance, l'espérance et la vraie voie. La Lettre au père, nouvelle «description d'un combat», fut un temps promise à l'envoi postal, mais se lit aujourd'hui comme un texte autonome, et comme l'une des clés de l'oeuvre : Kafka déclara plusieurs fois son intention d'en confier le manuscrit à Milena Pollak afin de lui donner accès à une compréhension plus profonde de sa difficulté à vivre et à aimer - difficulté dont les lettres à Felice Bauer témoignent massivement. Ces lettres à Felice et les lettres à Milena (on a eu tôt fait de réduire ces jeunes femmes à leur prénom) ont été considérées comme de grands romans d'amour. Leur quantité, leur tonalité, la puissance des affects présidant à leur écriture les destinaient à une existence littéraire propre. Elles démontraient la violence chez Kafka du désir de vivre pour et par l'écriture, contre les voeux du père.Quant au Journal, il bénéficie d'une forte image d'«oeuvre pour soi ». Il fut pour son auteur un lieu de vie et de survie solitaire dans les profondeurs protectrices de l'écriture, un réseau souterrain de stockage sans cesse ouvert sur des galeries nouvelles - un terrier. Très hétérogènes, les cahiers de Journal servaient à consigner des notes personnelles et des récits de rêves, mais aussi à recueillir des chapitres de romans ou des ébauches de récits, à rédiger des brouillons de lettres, à accueillir des dessins et des exercices d'écriture. Ils sont ici traduits intégralement. Les nouvelles et récits contenus dans ces cahiers, et que l'on avait isolés pour les publier au tome I de cette édition, figurent donc de nouveau au sein du Journal, sous une autre lumière. Le corpus intégral des lettres de Kafka, dont quelques-unes étaient encore inédites en français, est ici classé selon la chronologie, et non plus, comme autrefois, par correspondants. C'est l'occasion d'une redécouverte - l'occasion aussi de prendre conscience de l'intrication des notes personnelles ou intimes, des projets littéraires et des lettres quotidiennes. Chaque tome contient en effet les Journaux de la période