Découvrez L'obsolescence de l'homme - Tome 2, Sur la destruction de la vie à l'époque de la troisième révolution industrielle, le livre de Günther Anders. "Il ne suffit pas de changer le monde. Nous le changeons de toute façon. Il change même considérablement sans notre intervention. Nous devons aussi interpréter ce changement pour pouvoir le changer à son tour. Afin que le monde ne continue pas ainsi à changer sans nous. Et que nous ne nous retrouvions pas à la fin dans un monde sans hommes." C.A.
NUMÉRO SPÉCIAL : CONNAÎTRE L'UKRAINE.
Les médias du monde entier parlent de l'Ukraine. Mais sa diversité culturelle, son histoire et sa métaphysique demeurent méconnues. Sept ans après la parution du numéro 57 (Ukraine, une terra incognita en Europe), Galia Ackerman livre ici un dossier qui permet d'appréhender la réalité, plurielle et cohérente, singulière et rattachée à l'universel, de ce pays auquel la Russie de Vladimir Poutine dénie son identité et même son droit à l'existence.
Comment, à travers les siècles, l'Ukraine s'est-elle édifiée en affirmant son identité européenne ? Il s'agira, en présentant les moments clés de son histoire, de revenir sur la période lituano-polonaise, sur la démocratie militaire des États cosaques, sur l'asservissement sous l'Empire russe ; sur les tentatives ukrainiennes de créer un État indépendant dès la fin du tsarisme, sur la destruction systématique de la langue et la culture ukrainiennes sous le régime communiste, sur la renaissance des trente années de l'indépendance.
Quelles sont les personnalités auxquelles l'Ukraine doit son destin ? Qui sont les historiens, les politiques, les poètes et prosateurs, les philosophes et les juristes, les artistes et les théologiens qui, de Mykhaïlo Hrouchevski à Piotr Mohyla en passant par Taras Chevtchenko, Lina Kostenko ou encore Viatcheslav Tchornovil, façonnèrent le destin de l'Ukraine ?
Semblable à une encyclopédie qui ne dirait pas son nom, où chaque récit sera vivant et livrera des renseignements sous une forme accessible et intéressante, ce numéro inédit espérera combler les lacunes du public français à propos de l'Ukraine.
Ce numéro s'ouvre sur une traduction inédite, assortie d'une brève présentation, d'un passage du Système de 1804 de Schelling. Contre la conception traditionnelle (judaïque) de la vertu comme obéissance, soumission aux commandements divins, ainsi que contre la doctrine morale kantienne - qui, toutes deux, envisageraient la moralité et la religion comme conscience d'un objet que l'individu, en tant que tel, chercherait à obtenir -, il expose l'idée d'une « moralité absolue » en laquelle le connaître et l'être sont identiques ; le soi n'y fait qu'un avec Dieu, donc avec soi-même, et ne saurait par conséquent, en vertu de la nécessité de cette union, agir que droitement.
Dans « Husserl : la phénoménologie comme philosophie du sens », Julien Farges cherche à clarifier la teneur du concept de sens, dont la phénoménologie husserlienne fait un usage constant alors même qu'elle demeure à distance de toute perspective herméneutique comme de toute philosophie linguistique. Depuis les concepts de « sens d'appréhension » et de « sens remplissant » dans les Recherches logiques jusqu'à celui de « sens noématique » qui émerge dans les Ideen, il apparaît que la notion de sens est inséparable de la thèse de l'être-constitué de l'objet, qu'elle préserve de toute interprétation mentaliste. Medium inobjectivable de tout rapport à un objet, ce « sens » ne se laisse pas identifier au Sinn frégéen, mais doit être reconnu comme le concept opératoire fondamental de la phénoménologie husserlienne, celui à partir duquel doit être compris son idéalisme transcendantal.
Dans « Les lois expliquent-elles les régularités ? », Julien Tricard critique la solution abductive du problème de l'induction. Afin d'expliquer les régularités que l'on observe dans la nature, ne faut-il pas supposer qu'elles sont les produits nécessaires de lois, sans lesquelles elles sembleraient d'invraisemblables coïncidences ? En examinant les versions que proposent David Armstrong et John Foster de cette « inférence nécessitariste », l'auteur montre qu'elle repose sur la confusion de deux concepts incompatibles de « régularité ». Il en tire une conception de l'induction qui n'est ni la généralisation factuelle des empiristes, ni l'inférence de lois nécessitantes, mais l'opération de constitution des faits particuliers comme instances régulières de lois.
Quelle réponse normative adopter face au ressentiment ? Dans « Valeur et légitimité du ressentiment », Pierre Fasula, prenant à rebours la tendance courante à juger d'emblée négativement ce genre d'affect et d'attitude, se propose d'interroger la valeur et la légitimité possibles du ressentiment. Il mobilise à cette fin deux traditions philosophiques, l'une de langue allemande (Nietzsche, Scheler), l'autre de langue anglaise (Smith, Rawls, Strawson), pour montrer que le véritable enjeu est le tour pathologique que peut prendre le ressentiment et la difficulté qu'il a alors à réagir face à ce qui exprime une aliénation.
D. P.
À l'origine de ce dossier, une pluie de questions doublées d'une d'inquiétude : quel avenir le XXIe siècle réserve-t-il à l'expérience de la lecture ? Pourquoi les jeunes s'adonnent-ils de moins en moins à cette activité ? À quelles métamorphoses l'objet-livre se voit-il aujourd'hui confronté ? Ce dernier sortira-t-il indemne du tournant numérique ? Pour détourner le fameux mot de Hugo, le monde des écrans tuera-t-il celui des librairies et des bibliothèques ? L'époque contemporaine, à l'inverse, donnera-t-elle naissance à de nouvelles pratiques de lecture ? Si oui, lesquelles ?
Quelle est la différence l'acte de feuilleter un ouvrage imprimé et celui de consulter un e-book ? Les livres audio font-ils de l'ombre à la voix de leur auteur ? Quelle est la part du plaisir et du travail, de la mémoire et du loisir quand on se plonge dans la découverte d'un texte ? La lecture est-elle un dialogue silencieux ? Une démarche passive ? Une véritable entreprise de création ? Un acte d'écriture ?
Ces questions, aussi vieille que la littérature, nous les avons adressées à un panel de lecteurs qui, réunis dans ce dossier, reflètent à eux tous les chaînons multiples qui façonnent le destin d'un livre. Nous avons interrogé des écrivains, des éditeurs, des correcteurs, des attachés de presse, des libraires, des journalistes, des critiques littéraires, des jurés de prix, des professeurs de français, des blogueurs ou encore des lycéens.
À travers cette démarche, le numéro 75 de La Règle du jeu entend dépasser les habituels refrains sur le « déclin de la lecture » pour refléter, aussi fidèlement que possible, la trajectoire complexe qui est celle des livres.
Mais aussi :
Un dossier-spécial consacré à l'élection présidentielle : « Quelles sont les nouvelles formes du populisme et comment les combattre ? ».
Micro-dossier : « Les crypto-monnaies : mirage ou révolution ? ».
Micro-dossier : « Le monde de la nuit vu par un photographe ».
Un entretien avec Joseph Cohen et Raphaël Zagury-Orly à propos de l'antisémitisme de Heidegger.
L'anti-interview de Bernard Pivot, à propos de la littérature contemporaine.
Un poème de l'écrivain Jean-Noël Orengo sur la Thaïlande.
NUMÉRO SPÉCIAL : AVEC L'UKRAINE, PLUS QUE JAMAIS.
Six ans seulement après son entrée dans l'aventure européenne et la démocratie, l'Ukraine est confrontée à la pire épreuve qu'une nation puisse connaître : l'invasion de son territoire, le meurtre de ses civils par un impérialisme en mal de grandeur qui, par-dessus tout, déteste la liberté.
De quel cataclysme géo-historique cette guerre est-elle le nom ?
Côté russe, comment en sommes-nous arrivés là ? Quelles ont été les illusions, les compromissions, les petitesses face à Vladimir Poutine ? Comment ce dernier a-t-il, année après année, habilement joué des faiblesses de l'Occident ? Comment, pourtant, s'éveille, au sein même de l'opinion russe, une ferme opposition à l'autoritarisme et à la guerre ? Et comment, désormais, résister au Kremlin sans tomber sans ses pièges ?
Côté ukrainien, quel a été et quel sera le destin du Maïdan ? Comment le peuple a-t-il construit une démocratie sans céder à la crainte des menaces extérieures ? Par quel étonnant processus un comédien s'est-il mué en président-courage ? Comment les civils ont-ils vécu, au jour le jour, l'invasion russe ? Comment s'y opposent-ils ?
Engagée depuis 2014 pour la cause ukrainienne, La Règle du jeu lui consacre ici un numéro inédit. Entre témoignages et analyses, des intellectuels ukrainiens, français et américains s'expriment pour penser cette guerre. Avec l'Ukraine, pour l'Europe, vers la démocratie.
Ce numéro s'ouvre sur la traduction, par Déborah Brosteaux, Guillaume Fagniez et Arthur Longneaux, d'un texte écrit par Max Scheler en 1913 et intitulé « Sur l'idée de l'homme », précédé de sa présentation par Olivier Agard. Sur la base du rejet phénoménologique de tout naturalisme, Scheler y reprend la question de l'homme en la déployant au fil d'analyses de la langue et de l'outil. Ces dernières le conduisent à articuler étroitement les déterminations de l'être humain comme être biologiquement déficient et auto-dépassement de la vie ancré en l'esprit, c'est-à-dire ultimement en Dieu. Sous le signe d'un spiritualisme chrétien, se donne à lire ici la toute première tentative d'entrelacement entre phénoménologie et anthropologie philosophique, promise à une riche postérité, encore ouverte.
Dans « La réflexivité dans l'idéalisme de Fichte et de Husserl », Alexandre Leduc Berryman propose une analyse de la question de la légitimation de la visée de vérité inhérente au discours philosophique, visant à montrer qu'il s'agit d'un thème directeur de l'idéalisme de Fichte et de Husserl. La mise au jour de cet enjeu permet de problématiser la réduction commune de l'idéalisme à la question de la constitution de l'objectivité, afin de penser le rapport de cette dernière au problème réflexif de la légitimation du discours.
Dans « Penser la crise de l'éthique contemporaine avec Kostas Axelos », Alain Vuillot, Régis Aubry et Karine Bréhaut s'intéressent à la pensée de Kostas Axelos, méconnue mais propre à enrichir le débat contemporain sur la crise, les fondements et finalités de l'éthique. Son approche de l'homme et de son rapport au monde renouvelle la question éthique à la lumière de son intuition fondamentale : le jeu du monde. La perspective ouverte par Axelos en éthique interroge le poids de son héritage métaphysique, pensant l'épreuve du nihilisme et dégageant un horizon propre à le dépasser en repensant « la vie bonne » à la lumière du jeu du monde.
Dans « Du narcissisme à la surestimation de soi », Philippe Cabestan s'interroge sur la pertinence du concept de narcissisme qui permettrait, selon Freud, d'éclairer de nombreux phénomènes, y compris certaines formes de psychoses. Pourtant, l'idée d'une libido du moi est profondément obscure. Peut-on réellement être amoureux de soi ? En quel sens est-il possible de s'aimer ? L'ambition de l'auteur est ici de proposer une réélaboration du concept de narcissisme du point de vue propre à la phénoménologie existentielle, en approfondissant ce qu'en opposition à l'amour de soi, Rousseau appelle l'amour propre.
D.P.
Ce numéro s'ouvre sur la traduction, par Timothée Moreau, d'un texte de Willard Van Orman Quine intitulé « L'usage et sa place dans la signification » (« Use and its place in meaning ») dans la version parue dans le recueil Theories and Things de 1981, et présenté ici par Bruno Leclercq. Quine y explicite les relations entre sens et usage au moyen d'une théorisation de la notion de « signification cognitive ». La présentation rédigée par Bruno Leclercq fait le point sur les convergences et les divergences entre les conceptions quinienne et wittgensteinienne du sens comme usage.
Il se poursuit avec « L'autre de la justice :? Habermas et le défi éthique du postmodernisme », rédigé par Axel Honneth en 1994 et traduit par Emmanuel Levine. Honneth y montre que si les éthiques dites « postmodernes » de Jean-François Lyotard et Stephen White ne dépassent pas le cadre de l'éthique de la discussion, Jacques Derrida a élaboré, à partir de Levinas, un point de vue moral corrigeant et complétant l'idée kantienne d'égalité de traitement. En tension perpétuelle avec les principes habermassiens de justice et de solidarité, la sollicitude (care) prend en compte la singularité et la vulnérabilité des individus exclus de la discussion et révèle la nécessité morale de leur porter une aide unilatérale et illimitée.
Dans « Foucault après la révolution. L'universel, le singulier et la légitimité », Daniel Liotta pose la question de savoir quel statut Foucault attribue à la valeur de l'intolérable, tout en soumettant à la critique l'idéal révolutionnaire ; l'analyse des subjectivations et les références au droit, qui constituent deux principes du combat politique et deux figures de l'universalité, semblent permettre de la préciser. Comment la généalogie peut-elle cependant penser la légitimité juridique, et comment celle-ci peut-elle s'articuler à une analyse des subjectivations ? Il s'agit, pour Foucault, de déterminer à la fois une politique indépendante de l'idéal révolutionnaire et une éthique philosophique.
Dans « L'esthétique-artistique transcende l'esthétique-sensible. Sur la phénoménologie de l'art de Henri Maldiney », Charles Bobant tente de démontrer que la phénoménologie maldinéenne de l'art connaît une évolution théorique significative. Alors qu'il soutient dans ses premiers textes que l'art dévoile l'espace du paysage, c'est-à-dire l'étant dissimulé par l'objet, Henri Maldiney défend ensuite la thèse selon laquelle l'art révèle le lieu d'être, ou l'être entendu comme lieu. Après quoi il s'efforce de mettre en évidence le caractère problématique de la thèse de l'art comme ontophanie.
D. P.
Ce premier numéro qui paraît en même temps que la Pléiade consacrée au poète de son vivant, est dirigé par Jérôme Thélot, professeur de littérature française à l'université de Lyon, avec des articles d'Yves Bonnefoy, de Pierre Pachet, et de beaucoup d'autres spécialistes de l'oeuvre.
Ici traduit en français pour la première fois, par Arnaud Dewalque l'essai d'Oskar Kraus sur Le Besoin (1894) est une application de la psychologie descriptive brentanienne à l'économie. On définit parfois l'économie comme le système des besoins humains. Mais qu'est-ce qu'un « besoin » ? Qu'est-ce qui distingue les besoins humains au sens fort des simples privations et des instincts animaux ? Et quelles sont les différentes classes (ou types) de besoins ? Contre les théories hédonistes, Kraus soutient que tous les besoins ne sont pas tournés vers l'obtention du plaisir ou la suppression du déplaisir. Il présente ainsi une analyse descriptive plus riche des phénomènes volitifs ou conatifs.
Dans « Décrire n'est pas tout : Kurt Lewin sur l'émotion », Denis Seron s'intéresse au psychologue Kurt Lewin, qui dans les années 1920 avait proposé une approche originale et féconde des émotions, qui se distingue par trois prises de position : d'abord, il rejette la méthodologie analytique ; ensuite, il en appelle à une psychologie des émotions qui soit génétique, causale et dynamique ; enfin, la psychologie des émotions doit selon lui être psychophysique, à savoir ancrée dans l'expérience interne autant qu'externe. La psychologie des émotions de Lewin s'oppose, sur ces trois points, à l'approche de psychologues tels que Titchener et les brentaniens, laquelle est analytique, statique et introspectionniste.
Le texte de Michel Le Du, « La conscience est-elle de glace ? », est centré sur le concept d'émergence, qui a été utilisé durant les dernières décennies par différents philosophes de l'esprit, notamment dans le but de livrer une interprétation de la relation corps-esprit évitant à la fois le dualisme et le réductionnisme ; John Searle a ainsi expliqué, à différentes reprises, que la conscience et l'intentionnalité étaient des propriétés émergentes du cerveau. Le but de l'article est de montrer que cette approche apporte une réponse ontologique à une question dont les termes mêmes témoignent, en premier lieu, d'une confusion conceptuelle.
Dans l'article « Anselme et l'actualité » (1970), David Kellogg Lewis (1941-2001), propose une analyse critique de l'argument ontologique développé par Anselme de Cantorbéry afin d'illustrer la teneur et la portée de sa thèse centrale, le réalisme modal. Récusant la conception ordinaire qui assimile l'existence réelle à l'actualité, Lewis montre que cette dernière est en réalité une notion indexicale : tout comme « ici », « maintenant » ou « ceci », elle n'acquiert en effet sens et signification qu'en vertu de son contexte d'énonciation. Désolidarisée de l'existence effective, l'actualité ne désigne alors, selon Lewis, qu'une étroite région du vaste royaume des possibles : celle qu'il se trouve que nous habitons.
Dominique Pradelle
Fondée en 1876, la Revue philosophique publie quatre fascicules par an. La plupart sont des numéros consacrés soit à une notion fondamentale, soit à une grande période de l'histoire de la pensée, soit à un auteur - classique ou contemporain. Chaque livraison groupe en outre les analyses d'un grand nombre d'ouvrages philosophiques publiés de par le monde. Des informations tiennent le lecteur au courant des événements de la vie philosophique, en particulier des colloques ou congrès organisés en France ou à l'étranger.
Tous les hommes concourent au désir d'être heureux. La recherche du bonheur, comme une loi naturelle selon Diderot, orchestre nos vies : « Il n'y a qu'une passion, celle d'être heureux. » Conducteur ubiquiste de nos destins, il demeure pourtant rare dans la littérature ; si les livres parviennent à nous combler de joie souvent, force est de constater qu'ils s'emparent peu du sujet. Comment interpréter cette carence ? Y aurait-il inadéquation entre écriture romanesque et expression du bonheur ? [...] D'un point de vue littéraire, nous savons que la description [paradigmatique], expression du temps en suspens, s'oppose à la narration [syntagmatique] qui confère au récit son prolongement. Transféré au ressenti du romancier, la narration pourrait exprimer le bonheur de dire, en tant qu'elle s'inscrit dans la durée, et la description le plaisir d'observer, du fait de son éphémérité. Il demeure, à l'amont du texte, un troisième plan de perception sans lequel nulle plénitude, nulle oeuvre, nulle existence n'est raisonnablement possible, et qui constitue l'apanage exclusif des êtres capables de se projeter par-delà eux-mêmes : le désir, moteur indispensable à toute entreprise de création, à toute quête du bonheur. C'est autour de ce thème prétendument insaisissable, bien qu'universel, que nous convoque le devoir d'une concertation.
Au croisement de la philosophie, de la sociologie et de la politique, La Réaction philosémite est l'analyse d'une modalité contemporaine du discours réactionnaire français. Après les attentats du 11 septembre 2001, est apparu en France et en Europe un courant idéologique renouant explicitement avec le mot d'ordre d'une "défense de l'Occident" tel que l'extrême droite avait pu en élaborer le contenu et la forme dans l'entre-deux-guerres, affirmant alors sa parenté idéologique avec le fascisme italien et l'antisémitisme allemand. La particularité de cet avatar contemporain, c'est, d'une part, qu'il se présente comme une "défense de la démocratie" contre le "totalitarisme" (communiste ou islamique) et, d'autre part, qu'il s'organise, chez certains idéologues français ici étudiés, autour des deux mots d'ordre que sont "la défense du sionisme" et la "lutte contre l'antisémitisme".
Ivan Segré démontre, que, par-delà ce rhabillage rhétorique, le contenu idéologique demeure pour l'essentiel inchangé, constituant l'invariant d'un discours qu'il convient précisément de qualifier de réactionnaire, en ce sens qu'il ne repose sur aucun contenu de pensée, sinon la peur, notamment du "musulman", du "progressiste" ou des "jeunes" des quartiers populaires. Mais y rôde également, sous-jacente, et plus fondamentale, peut-être, une hostilité au philosophe, au penseur en tant que tel, et au peuple juif, en tant que l'un et l'autre affirment, contre la vacuité narcissique des valets d'Empire, la positivité joyeuse de leur être-là.
DOSSIER : MICHEL FOUCAULT, PENSEUR D'AUJOURD'HUI.
« On devrait tout lire, tout étudier. » Telle fut la méthode, telle fut aussi l'ambition que se fixa Michel Foucault : traquer, partout dans la société, les mécaniques de pouvoir et de discipline ; identifier les expériences-limites qui forment l'ADN de notre civilisation ; établir une micro-physique des normes qui pèsent sur un individu ; se demander comment les hommes peuvent opposer des résistances à la gouvernementalité qui les façonne ; s'interroger sur la naissance des savoirs ; questionner le rôle des artistes à travers l'histoire... Bref, composer une oeuvre hétéroclite et immense, recommencée d'un livre à l'autre depuis son point de départ, qui, parce qu'elle obéit à une précision méticuleuse, suscite chez son lecteur un immense vertige.
Tantôt archéologue, tantôt généalogiste, philosophe historien ou historien philosophique, Michel Foucault n'en demeure pas moins un penseur d'aujourd'hui. Et ce dossier réunira des textes qui, chacun à leur manière, tenteront de montrer que le présent fait écho à ses écrits. Il y sera question, à partir de Foucault, des prisons, de la médicalisation du pouvoir, de la surveillance des individus, du néolibéralisme, de la place de l'homme dans l'économie du monde, ou encore du travail des artistes.
Mais aussi :
- Une interview de Kamel Daoud.
-Un dialogue entre Bernard-Henri Lévy et Francis Fukuyama à propos des conséquences politiques du coronavirus, du conservatisme, de Trump, et du « monde d'après ».
- « Synthèse » : une pièce de Liza Bretzner sur le transhumanisme et l'intelligence artificielle.
- Une nouvelle de l'écrivain Bruno Gay.
- Un texte consacré à la philosophie de Clément Rosset (et à sa théorie du bonheur).
- Un article de Nathan Devers sur les jeux vidéo.
Fidèle à son ambition de donner à voir le monde contemporain dans sa diversité et son étrangeté, La Règle du jeu propose ici un numéro qui, à l'image de l'oeuvre Acidquiat figurant sur sa couverture, aspire à dépeindre les splendeurs et les misères de la modernité.
Les réseaux sociaux sont-ils vraiment un lieu de socialisation ? Permettent-ils de rompre les distances qui séparent le « moi » de son prochain ? Sont-ils un incubateur d'amitiés ? Faut-il, en somme, se fier à leurs faux-semblants d'agora universelle ? Ou, au contraire, les tenir pour une dystopie réalisée ?
Comment la « Génération Tinder » réinvente-t-elle l'amour et le désir ? Une rencontre peut-elle faire l'objet d'une application digitale ? Et, si oui, quels sont les effets, vertueux et contreproductifs, d'un tel phénomène ?
La dérision contemporaine n'est-elle pas le dernier masque endossé par l'esprit de sérieux ? Et les « humoristes » ses derniers avatars ? Comment retrouver, en ce cas, la possibilité du rire ?
Comment décrire, enfin, l'empreinte laissée dans notre société par l'absence de Dieu ?
Ce n'est pas un hasard, en somme, si le numéro 74 de La Règle du jeu s'ouvre sur un dossier rendant hommage au rocker Nicolas Ker - figure qui, à elle seule, cristallisait bien des éclats, bien des énigmes de la modernité.
Mais aussi :
« Souvenirs de Nicolas Ker » : un dossier où Bernard-Henri Lévy, Arielle Dombasle, Florine Delcourt et Patrick Mimouni saluent la mémoire de l'artiste défunt.
« Sartre et Simone de Beauvoir, chambre à part » : un texte de Julie Lautier sur les années que passèrent les deux écrivains à l'hôtel Lousiane.
Un texte de Gilles Hertzog sur le rapport que Turner et Manet entretinrent avec Venise.
Un dialogue, pour le moins étonnant, entre Marie S'Infiltre et la rédaction de La Règle du jeu.
Vieux Couples, un roman-nouvelle inédit de Camille Cabestan, l'auteur anonyme de notre revue.
« De quoi Charlus est-il le nom ? » : un article d'Avery Colobert proposant une nouvelle hypothèse de lecture à propos de l'onomastique proustienne.
« Quelques philosophes » : un dossier photographique de Bruno de Monès, qui revient sur ses rencontres avec Foucault, Deleuze ou encore Derrida.
« La Fontaine et l'amour » : un article de Vincent Roy.
Des textes inédits de Baptiste Rossi et Florent Zemmouche.
Dans Totalité et Infini, Lévinas écrit : Être corps c'est d'une part se tenir, être maître de soi, et, d'autre part, se tenir sur terre, être dans l'autre et, par-là, être encombré de son corps.
Organisme vivant composé d'une multiplicité de parties, par lequel on advient à l'être, le corps n'apparaît jamais à la conscience que par l'évidence immédiate du sentiment d'union que notre âme forme avec lui. Assise de l'identité personnelle de la subjectivité, réalité vécue, le corps est corps propre, qui suppose toujours la présence de l'altérité en nous. Procédant de la reproduction de deux corps sexués qui nous précèdent dans le temps, notre corps est toujours en partie le corps d'un autre.
Irréductible à un mécanisme qu'il s'agirait de mettre en mouvement, le corps est aussi expérience intime de la puissance vitale. Élément essentiel dans notre rapport au monde, c'est par la maîtrise de sa puissance que nous transformons la nature pour y faire notre demeure et nous maintenir dans l'existence.
Il est extériorisation de la force par laquelle nous subsistons. Mais, parce qu'un corps n'est jamais qu'un corps en devenir, il est aussi marque de faiblesse, expérience de la souffrance et de la finitude de l'existence, rappel d'une mort certaine.
Enfin, si le corps se décline toujours au sein d'une multiplicité, il est aussi une puissance limitée, aux prises avec d'autres corps, qui interrogent notre capacité à faire communauté. Le corps est ce par quoi nous sommes confrontés à l'épreuve du collectif.
Frappé d'une ambivalence dans la structure de la vie humaine, le corps, plutôt qu'une entité opposée à l'esprit, n'apparaît-il pas fondamentalement comme un entre-deux, au croisement de l'ipséité et de l'altérité, de l'unité et de la multiplicité, de l'activité et de la passivité ? Qu'en est-il alors de son statut métaphysique ? Et pourquoi le corps a-t-il bénéficié d'une position privilégiée, au point d'être devenu le modèle de toute organisation de la vie collective ?
Telles sont les questions que nous avons voulu explorer dans cette dix-huitième livraison des Cahiers d'Études Lévinassiennes.
Un proverbe espagnol, propre à graver dans la mémoire la différence subtile entre les verbes ser et estar, dit ceci :
Un loquito del hospicio Me dijo en una occasion :
No son todos los que estan Ni estan todos los que son.
Un demi-fou de l'asile M'a dit un jour :
Ceux qui sont ici ne sont pas tous fous Et ceux qui sont fous ne sont pas tous ici.
Il en va de même pour ce recueil : ceux qui y sont ne sont pas tous des génies et ceux qui sont des génies ne sont pas tous ici.
« Il faut que le Bien soit le Bien et le Mal le Mal.
N'est-ce pas là la vraie définition de l'idéal révo- lutionnaire ? » E. Lévinas, Du sacré au saint.
Rupture brutale, bouleversement, la révolu- tion vise à mettre fin à un état des choses pour en instaurer un autre, plus juste. Elle rejette le monde dans lequel les valeurs s'intriquent jusqu'à se confondre. Au coeur de l'obscurité de l'injustice érigée en norme, elle s'efforce de produire un trait de lumière. Mue par un idéal de justice, la révolution se caractérise ainsi par sa radicalité, opposée aux compromis qui toujours prolongent l'inacceptable. De celui-ci, elle propose de faire table rase, pour refaire un monde humain, pour recommencer. Métaphy- sique autant que politique, elle prétend détruire pour rebâtir tout depuis les fondements.
Mais toujours la révolution se heurte à la forme imparfaite qu'elle veut annihiler. Doit-elle la détruire et courir le risque de s'éloigner de l'idéal de justice qui la meut ? Peut-elle s'épar- gner le recours à la violence ? Par ailleurs, cher- chant à rétablir le bien et le mal comme tels, ne peut-elle céder à un certain manichéisme et à la tentation d'imposer aux hommes sa défini- tion des valeurs qu'elle prône ? Enfin, peut-elle échapper à sa propre glaciation, selon l'expres- sion de Saint-Just, éviter de substituer à l'ordre injuste un autre ordre figé ? Telles sont les ques- tions que nous voudrions examiner dans ce numéro.
Comment la notion de vague, épistémique et ontologique, travaillée en philosophie du droit contemporaine, permet-elle de reprendre à nouveaux frais le problème de l'ajustement de la loi au cas concret?
Comment penser l'individuation des états mentaux en tenant plus ou moins compte de l'environnement physique ou social? Autrement dit, comment différencier les externalismes dans le cadre d'une philosophie de l'esprit?
Que peut apporter, au rebours de l'approche statique développée par Sartre, une phénoménologie dynamique de la nausée?
À quel modèle cognitif correspond la théorie du verbe intérieur développée par Augustin?
Ces questions donnent un aperçu de ce numéro de Varia qui comporte aussi deux recensions d'ouvrages récents, La connaissance de la vie aujourd'hui de Jean Gayon, et Épicure aux enfers d'Aurélien Robert.
Avec les contributions de A. de Saxcé, Ch.-A. Mangeney, F. Markovits et A. Pessel, I. Pariente-Butterlin et M. Tibaoui.
En 1928, la parution de La construction logique du monde (Der logische Aufbau der Welt), oeuvre majeure de Carnap, précède de peu la rédaction du Manifeste du Cercle de Vienne. Carnap y met en avant l'existence d'une « même attitude fondamentale », d'un « même style de penser et d'agir » qui, dans tous les domaines, s'attache à « donner à la vie humaine une forme rationnelle », à « introduire la clarté (...), tout en reconnaissant la complexité de la vie qui n'est jamais totalement pénétrable ». Neurath, rédige un compte-rendu enthousiaste de cet ouvrage inaugurant une amitié durable qui débouche sur la constitution du Cercle en 1929.
Les différents articles de ce numéro explorent la singularité de la pensée de Carnap et son apport à une réflexion sur l'espace, les catégories ainsi qu'à la critique radicale de la métaphysique et au déploiement d'une conception scientifique du monde.
Avec les contributions de Ch. Bonnet, H.-J. Dahms, A. Klev, F. Schmitz, P. Wagner.
Ce numéro thématique est consacré à Reiner Schürmann, phénoménologue qui, dans Le principe d'anarchie et Des hégémonies brisées, a prolongé et interrogé la pensée du second Heidegger pour tenter de repenser l'historicité de la pensée occidentale et le statut postmétaphysique de l'Ereignis.
Il s'ouvre sur la traduction, par Bruce Bégout, de l'article de Schürmann intitulé « «Que dois-je faire» à la fin de la métaphysique ? », qui pose la question de l'agir dans sa relation avec le problème du statut et du destin des « principes époquaux » qui régissent l'être et l'action. La question « que dois-je faire ? » sonne le glas d'une certaine normativité principielle dont il s'agit alors, sous le nom d'anarchie, de mesurer le possible ainsi ouvert.
Dans « Reiner Schürmann, phénoménologue des ultimes », Vincent Giraud introduit à sa pensée au fil conducteur du phénomène et du mot d'ordre « sauver les phénomènes ». Si ce qui se montre est originairement un singulier, que les différents « fantasmes hégémoniques » réduisent à un cas particulier de leur loi, retrouver les phénomènes se fera par une épopée du singulier qui nous établit dans la « condition tragique », fond de notre rapport à l'apparaître.
Dans « Fin de partie. Philosophie de l'histoire et clôture de la métaphysique chez Reiner Schürmann », Bruce Bégout interroge la notion d'époque dans sa philosophie, montrant que sa critique de la philosophie de l'histoire procède d'une conception de l'histoire comme dépérissement des hégémonies, à laquelle se soustrait l'ultime époque. Il met en question le paradigme ontologique du contingent, fondement anarchique de la philosophie tragique.
Dans « La recherche des origines : entre anamnèse et oubli. Heidegger relu par Schürmann », Servanne Jollivet en expose la lecture de Heidegger à partir des textes tardifs, qui en radicalise le geste et en montre l'ambivalence : en l'inscrivant dans l'histoire des hégémonies, il remonte de l'interrogation sur les origines à l'origine première, repensée de manière non fondamentale comme « violence originaire ».
Dans « L'absent, vois-le comme fermement présent », Thomas Aït Kaci s'attache au problème de l'effacement de la figure hégélienne dans Des hégémonies brisées. Que dans son opiniâtre combat mené contre la dialectique, du commencement à la fin et de Parménide à Heidegger, Schürmann ne rencontre pas à un moment ou à un autre son adversaire hégélien, surprend. Quel est le sens philosophique d'une telle absence, concertée et déconcertante ?
Dans « Des langues brisées. Silence et origine dans la pensée de Reiner Schürmann », Vincent Blanchet comprend l'ensemble de son oeuvre à la lumière de la méditation de la langue qui la traverse jusqu'à son accomplissement dans Des hégémonies brisées ; il s'agit par là d'interroger la possibilité, pour la parole, de demeurer fidèle aux conditions dernières de l'expérience.
Enfin, dans « La source », Emmanuel Cattin s'attache à la question de ce que Schürmann nomme « l'origine », en lien essentiel à « l'expérience originaire avec le langage ». Dans l'héritage de l'Ereignis de Heidegger, Schürmann n'aura cessé de méditer le sens de la source de tout apparaître, et le mode de séjour accordé à celle-ci, « l'errance ». Entre le Maître Eckhart de 1972 et Des hégémonies brisées de 1996, la joie errante aura disparu pour céder devant le regard tragique.
D. P.
Ce numéro est tout entier consacré au philosophe français Raymond Ruyer (1902-1987).
Il s'ouvre sur une lettre de Ruyer à Piaget du 16 octobre 1965. Elle fait suite à la sévère critique que Piaget avait faite de ses Éléments de psycho-biologie où, tout en reconnaissant dans l'ouvrage un certain effort d'information, celui-ci opposait une fin de non-recevoir aux explications des faits par une métaphysique du potentiel et condamnait le recours, jugé purement verbal, à des notions telles que « finalité », « potentiel », « psychisme ». On y lira les arguments que Ruyer oppose à la thèse selon laquelle la philosophie n'apporte aucune connaissance véritable, ce privilège étant réservé à la science expérimentale.
Dans « Ruyer et les leçons de l'instinct », André Conrad s'attache au problème de la différence anthropologique. Pour l'éthologie compréhensive (Fabre, von Uexküll, Buytendijk), l'instinct est une embryologie continuée selon une action thématique, et non selon le mécanisme des « déroulements autonomes » (Lorenz, Tinbergen) ou des « comportements régulés ». Si l'homme est séparé de l'animal par l'originalité de la fonction symbolique (Cassirer, Langer), l'action thématique ne sépare pas l'embryologie sociale (culture et politique) du mystère de la vie, ce qui fait à la fois comprendre la différence et la communauté des vivants.
Dans « Être ou avoir son corps : à propos de trois genres de multiplicités chez Ruyer », Benjamin Berger s'attache à éclaircir le statut du corps dans la philosophie de Raymond Ruyer. Ce dernier se situe au carrefour de deux axes cruciaux, celui de la manifestation et celui des multiplicités, et constitue le lieu de connexion entre phénoménologie et l'ontologie, de même qu'entre une philosophie de l'incarnation et une philosophie du corps vivant.
Dans « Raymond Ruyer et la cybernétique », Alix Veilhan s'intéresse à la lecture ruyerienne des théories cybernétiques, notamment à la façon dont le dialogue avec les thèses formulées par Norbert Wiener permet à Ruyer de soutenir l'hypothèse d'une origine « trans-spatiale » de l'information et de démontrer l'inadéquation du mécanisme pour élaborer une pensée du vivant. Ruyer invite alors à l'établissement d'une cybernétique renouvelée, en accord avec son « néo-finalisme ».
Dans « Ruyer, Leibniz et l'unité des corps », Bertrand Vaillant s'attache à un problème que Ruyer hérite de Leibniz, celui de l'unité des corps, et examine à la lumière de cet héritage leibnizien sa résolution au sein de la métaphysique panpsychiste de Ruyer, conçue par ce dernier comme une « monadologie corrigée ». L'auteur cherche à montrer que cette philosophie, pensée pour échapper aux difficultés de la monadologie leibnizienne, n'y parvient pas réellement.
Dans « Le rapport de Ruyer à Whitehead », Fabrice Colonna cherche à établir quelle est la présence exacte de Whitehead dans l'oeuvre de Ruyer. Les points de rapprochement incontestables entre les deux penseurs concernant l'importance de la métaphysique, la critique du schème matérialiste et la pertinence d'un platonisme renouvelé ne doivent pas faire oublier les différences d'accent, qui se manifestent tant au sujet de la question des composés que de certains principes de la théologie spéculative, à laquelle l'un et l'autre auront frayé des voies originales.
D. P.
Les références, parfois très allusives, de Blanchot à des auteurs comme Husserl, Heidegger, Sartre, Merleau-Ponty, Levinas et Derrida, ainsi que son approche spécifiquement littéraire de la question de la phénoménologie (de sa tâche, de ses horizons et de ses limites) laissent penser que pour Blanchot, le rapport entre phénoménologie et littérature n'est pas seulement accidentel, mais pourrait constituer une critique du projet phénoménologique ou même en ouvrir de nouvelles voies d'élaboration. En effet, le rapport de Blanchot à la phénoménologie est présent dès ses premiers ouvrages et se rapporte explicitement à la question de l'écriture. Paradoxalement, tandis que d'un côté, pour Blanchot écrire c'est se rapporter à ce qui se soustrait au domaine du sens et donc à ce qui ne peut être constitué comme phénomène, d'un autre côté, il affirme dans L'Entretien infini que l'une des caractéristiques principales de la littérature est de « poursuivre indéfiniment l'épochè, la tâche rigoureuse de suspendre et de se suspendre », et ainsi de nous rapporter à la question de la constitution du sens. Comment comprendre cette référence explicite à la méthode phénoménologique ? La radicalité de l'épochè en jeu dans la littérature, la tâche de « suspendre et de se suspendre » barre-t-elle tout accès au sens et implique-t-elle ainsi une destruction du projet phénoménologie ? Ou bien, si c'est le sens comme possibilité qui est en question avec la littérature, celle-ci n'implique-t-elle pas une autre description du projet phénoménologique et de la conscience dans son rapport au monde et au langage ?
Ce dossier inclut des articles de Danielle Cohen-Levinas, Maud Hagelstein, Dorothée Legrand, Aïcha Liviana Messina, Jean-Claude Monod et Étienne Pinat, ainsi qu'une lettre inédite de Maurice Blanchot à un destinataire inconnu dans laquelle il évoque son « amitié intellectuelle » pour Heidegger, qu'il qualifie principalement d'écrivain. En revenant sur la façon dont Blanchot entre en dialogue, de façon implicite ou explicite, avec les oeuvres de phénoménologues tels que Husserl et Heidegger, ce dossier explore principalement ce qui destine la phénoménologie à la question de l'écriture et à la réflexion sur la littérature.
Aïcha Liviana Messina