La philosophie n'est ni contemplation, ni réflexion, ni communication. Elle est l'activité qui crée les concepts. Comment se distingue-t-elle de ses rivales, qui prétendent nous fournir en concepts (comme le marketing aujourd'hui) ? La philosophie doit nous dire quelle est la nature créative du concept, et quels en sont les concomitants : la pure immanence, le plan d'immanence, et les personnages conceptuels. Par là, la philosophie se distingue de la science et de la logique. Celles-ci n'opèrent pas par concepts, mais par fonctions, sur un plan de référence et avec des observateurs partiels. L'art opère par percepts et affects, sur un plan de composition avec des figures esthétiques. La philosophie n'est pas interdisciplinaire, elle est elle-même une discipline entière qui entre en résonance avec la science et avec l'art, comme ceux-ci avec elle : trouver le concept d'une fonction, etc. C'est que les trois plans sont les trois manières dont le cerveau recoupe le chaos, et l'affronte. Ce sont les Chaoïdes. La pensée ne se constitue que dans ce rapport où elle risque toujours de sombrer.
L'espace lisse, ou nomos : sa différence avec l'espace strié.
- ce qui remplit l'espace lisse : le corps, sa différence avec l'organisme.
- ce qui se distribue dans cet espace : rhizome, meutes et multiplicités. - ce qui se passe : les devenirs et les intensités. - les coordonnées tracées : territoires, terre et déterritorialisations, cosmos.
- les signes correspondants, le langage et la musique (les ritournelles). - agencement des espaces-temps : machine de guerre et appareil d'etat.
Chaque thème est censé constituer un " plateau ", c'est-à-dire une région continue d'intensités.
Le raccordement des régions se fait à la fois de proche en proche et à distance, suivant les lignes de rhizome, qui concernent les éléments de l'art, de la science et de la politique.
Dante a, autrefois, imaginé qu'au creux de l'Enfer, dans la fosse des " conseillers perfides ", s'agitent les petites lumières (lucciole) des âmes mauvaises, bien loin de la grande et unique lumière (lute) promise au Paradis. Il semble bien que l'histoire moderne ait inversé ce rapport : les " conseillers perfides " s'agitent triomphalement sous les faisceaux de la grande lumière (télévisuelle, par exemple), tandis que les peuples sans pouvoir errent dans l'obscurité, telles des lucioles. Pier Paolo Pasolini a pensé ce rapport entre les puissantes lumières du pouvoir et les lueurs survivantes des contre-pouvoirs. Mais il a fini par désespérer de cette résistance dans un texte fameux de 1975 sur la disparition des lucioles. Plus récemment, Giorgio Agamben a donné les assises philosophiques de ce pessimisme politique, depuis ses textes sur la " destruction de l'expérience " jusqu'à ses analyses du " règne " et de la " gloire ". On conteste ici ce pronostic sans recours pour notre " malaise dans la culture ". Les lucioles n'ont disparu qu'à la vue de ceux qui ne sont plus à la bonne place pour les voir émettre leurs signaux lumineux. On tente de suivre la leçon de Walter Benjamin, pour qui déclin n'est pas disparition. Il faut " organiser le pessimisme ", disait Benjamin. Et les images - pour peu qu'elles soient rigoureusement et modestement pensées, pensées par exemple comme images-lucioles - ouvrent l'espace pour une telle résistance.
« La joie est, par définition, illogique et irrationnelle. La langue courante en dit là-dessus plus long qu'on ne pense lorsqu'elle parle de «joie folle» ou déclare de quelqu'un qu'il est « fou de joie ». Il n'est effectivement de joie que folle ; tout homme joyeux est à sa manière un déraisonnant.
Mais c'est justement en cela que la joie constitue la force majeure, la seule disposition d'esprit capable de concilier l'exercice de la vie avec la connaissance de la vérité. Car la vérité penche du côté de l'insignifiance et de la mort, comme l'enseignait Nietzsche et l'enseigne aujourd'hui Cioran. En l'absence de toute raison crédible de vivre il n'y a que la joie qui tienne, précisément parce que celle-ci se passe de toute raison.
Face à l'irrationalisme de la joie, toute forme d'optimisme raisonné n'oppose que des forces débiles et dérisoires, qu'« un misérable espoir emporté par le vent » pour reprendre les termes de Lucrèce. Fût-il le plus parfait et le plus juste, il laisserait encore tout, ou presque, à désirer. En ces temps de prédictions volontiers catastrophiques, on se garde pourtant d'envisager la pire des hypothèses, - je veux dire celle d'un monde devenu, contre toute attente, absolument satisfaisant. Car ce serait là un monde dont personne au fond ne veut ni n'a jamais voulu : on pressent trop qu'aucun des problèmes qui font le principal souci de l'homme n'y trouverait de solution. C'est pourquoi ceux qui travaillent sans relâche à son avènement n'attendent en fait de leur labeur qu'un oubli momentané de leur peine, et rien de plus. Et on peut parier qu'ils montreraient moins d'ardeur à la tâche s'ils n'étaient soutenus par la conviction secrète que celle-ci n'a aucune chance d'aboutir. » Clément Rosset
Le réel est ce qui est sans double : il n'offre ni image ni relais, ni réplique ni répit.
En quoi il constitue une " idiotie " : idiotès, idiot, signifie d'abord simple, particulier, unique, non dédoublable. traiter de l'idiotie est évoquer le réel. un réel lointain, car à jamais relégable dans le miroir. un réel voisin, car toujours en vue. c'est une tentation inhérente à l'intelligence que de remplacer le réel par son double. dans l'ile de la raison, de marivaux, tout le monde finit par quitter ses illusions et rendre justice au réel ; tous sauf un, le philosophe.
Probablement parce qu'un tel aveu suppose une vertu qu'aucun génie philosophique ne peut, à lui seul, produire et remplacer : l'art de faire coïncider le désir et le réel, qui est la définition de l'allégresse. chez clément rosset, on fait d'intéressantes rencontres : le consul de malcolm lowry, qui s'est, comme à l'accoutumée, saoulé avec du whisky, molloy, le " héros " de samuel beckett, et monsieur hulot, créature de jacques tati...
Ce philosophe répugne à suivre les chemins trop. fréquentés. c'est un esprit déconcertant, et, pour cette raison, attachant, qui avance à contre-courant des modes intellectuelles.
« La connaissance de soi est à la fois inutile et inappétissante. Qui souvent s'examine n'avance guère dans la connaissance de lui-même. Et moins on se connaît, mieux on se porte.
Il ne s'agit pas dans ce livre du problème de l'identité, sujet rebattu depuis l'Antiquité (et que j'ai moi-même souvent eu l'occasion d'aborder), mais du problème du sentiment de l'identité, sujet il est vrai également très rebattu, notamment depuis les analyses célèbres de David Hume.
L'enquête à ce sujet mène à d'étranges considérations et paradoxes. Elle conduit aussi à s'interroger - et c'est là, comme toujours, le point qui me paraît le plus intéressant de tous -, au-delà de l'aveuglement où est l'individu quant à lui-même, sur la nature de l'irrésistible et déraisonnable aveuglement qui le porte à vivre. » Clément Rosset
Affects, émotions ou passions forment quelque chose comme nos indéfectibles milieux de vie : des atmosphères en mouvement. C'est l'air que nous respirons, que nous traversons, qui nous traverse de ses turbulences. Ainsi marchons-nous dans l'affect, de jour comme de nuit. L'aube même de la littérature européenne ne fut d'abord que parole donnée à l'affect :
C'est quand Homère commença l'Iliade sur la nécessité de chanter une émotion de colère. On y voyait aussi Achille, accablé par la mort de son ami, pris dans un « noir nuage de douleur » : s'allongeant alors dans la cendre et la poussière, comme pour se fondre dans le brouillard de peine qui venait juste de l'envahir.
Ce livre est une traversée ou, plutôt, un vagabondage dans la multiplicité des « faits d'affects ». Dans leurs théories, pour lesquelles il aura fallu convoquer de l'anthropologie et de la phénoménologie, de la psychanalyse et de l'esthétique... Il y fallait aussi des images (de Caravage ou Friedrich à Rodin ou Lucio Fontana) puisque les affects s'y « précipitent » souvent. Non moins que des poèmes (de Novalis ou Leopardi à Marina Tsvétaïeva ou Henri Michaux) qui savent en rephraser l'intensité, et des chroniques (de Saint-Simon ou Marcel Proust à Clarice Lispector) qui savent en raconter le devenir. Enfin il y fallait des gestes puisque nos peines et nos désirs s'expriment sans fin dans nos corps, nos visages ou nos mains par exemple.
Affects, émotions, passions : forces ou faiblesses ? Spinoza, Nietzsche et Freud - qui osa écrire que « l'état émotif est toujours justifié » - en ont établi la puissance en dépit de l'impouvoir même où nous nous trouvons lorsque nous sommes émus. Mais de quel genre de puissance s'agit-il ? Comment se déploie-t-elle ? Où situer sa fécondité ? Quelles transformations produit-elle dans l'économie de nos sens (sensibilité) comme dans l'organisation même du sens (signifiance) ?
Pourquoi réunir des textes d'entretiens qui s'étendent presque sur vingt ans ? ii arrive que des pourparlers durent si longtemps qu'on ne sait plus s'ils font encore partie de la guerre ou déjà de la paix.
Ii est vrai que la philosophie ne se sépare pas d'une colère contre l'époque, mais aussi d'une sérénité qu'elle nous assure. la philosophie cependant n'est pas une puissance. les religions, les etats, le capitalisme, la science, le droit, l'opinion, la télévision sont des puissances, mais pas la philosophie. la philosophie peut avoir de grandes batailles intérieures (idéalisme - réalisme, etc.), mais ce sont des batailles pour rire.
N'étant pas une puissance, la philosophie ne peut pas engager de bataille avec les puissances, elle mène en revanche une guerre sans bataille, une guérilla contre elles. et elle ne peut pas parler avec elles, elle n'a rien à leur dire, rien à communiquer, et mène seulement des pourparlers. comme les puissances ne se contentent pas d'être extérieures, mais aussi passent en chacun de nous, c'est chacun de nous qui se trouve sans cesse en pourparlers et en guérilla avec lui-même, grâce à la philosophie.
Ce que nous voyons ne vaut - ne vit - que par ce qui nous regarde. Si cela est vrai, comment penser les conditions esthétiques, épistémiques, voire éthiques, d'une telle proposition ? C'est ce que tente de développer ce livre, tissé comme une fable philosophique de l'expérience visuelle. Nous y trouvons deux figures emblématiques, opposées dans un perpétuel dilemme. D'un côté, l'homme de la vision croyante, celui qui fait sienne, peu ou prou, la parole de l'évangéliste devant le tombeau vide du Christ : " Il vit, et il crut ". D'un autre côté, l'homme de la vision tautologique, qui prétend assurer son regard dans une certitude close, apparemment sans faille et confinant au cynisme : " Ce que vous voyez, c'est ce que vous voyez ", comme disait le peintre Frank Stella dans les années soixante, pour justifier une attitude esthétique qualifiée de " minimaliste ". Mais ce dilemme - constamment entretenu dans nos façons usuelles d'envisager le monde visible en général, et celui des oeuvres d'art en particulier - est un mauvais dilemme. Il demande à être dépassé, il demande à être dialectisé. Comment, alors, regarder sans croire ? Et comment regarder au fond sans prétendre nous en tenir aux certitudes de ce que nous voyons ? Entre deux paraboles littéraires empruntées à Joyce et à Kafka, c'est devant la plus simple image qu'une sculpture puisse offrir que la réponse à ces questions tente de s'élaborer. Un cube, un grand cube noir du sculpteur Tony Smith, révèle peu à peu son pouvoir de fascination, son inquiétante étrangeté, son intensité. Le regarder, c'est repenser le rapport de la forme et de la présence, de l'abstraction géométrique et de l'anthropomorphisme. C'est mieux comprendre la dialectique du volume et du vide, et la distance paradoxale devant laquelle il nous tient en respect. Mais il aura fallu, pour l'appréhender, établir une notion plus fine de l'" image dialectique ", revisiter celle d'aura - prise à Walter Benjamin -, et mieux comprendre pourquoi ce que nous voyons devant nous regarde toujours dedans. L'enjeu de tout cela : une anthropologie de la forme, une métapsychologie de l'image.
- Comment une autre langue se crée dans la langue, de telle manière que le langage tout entier tende vers sa limite ou son propre " dehors " ? - Comment la possibilité de la psychose et la réalité du délire s'inscrivent dans ce parcours ? - Comment le dehors du langage est fait de visions et d'auditions non-langagières, mais que seul le langage rend possibles ? - Pourquoi les écrivains sont dès lors, à travers les mots, des coloristes et des musiciens ?
Réflexions sur la faculté humaine de voir ce qui est invisible, d'entendre ce qui est inaudible, et de réaliser cet exploit, apparemment contradictoire, qui consiste à ne penser à rien.
Ce numéro s'ouvre sur une traduction inédite, assortie d'une brève présentation, d'un passage du Système de 1804 de Schelling. Contre la conception traditionnelle (judaïque) de la vertu comme obéissance, soumission aux commandements divins, ainsi que contre la doctrine morale kantienne - qui, toutes deux, envisageraient la moralité et la religion comme conscience d'un objet que l'individu, en tant que tel, chercherait à obtenir -, il expose l'idée d'une « moralité absolue » en laquelle le connaître et l'être sont identiques ; le soi n'y fait qu'un avec Dieu, donc avec soi-même, et ne saurait par conséquent, en vertu de la nécessité de cette union, agir que droitement.
Dans « Husserl : la phénoménologie comme philosophie du sens », Julien Farges cherche à clarifier la teneur du concept de sens, dont la phénoménologie husserlienne fait un usage constant alors même qu'elle demeure à distance de toute perspective herméneutique comme de toute philosophie linguistique. Depuis les concepts de « sens d'appréhension » et de « sens remplissant » dans les Recherches logiques jusqu'à celui de « sens noématique » qui émerge dans les Ideen, il apparaît que la notion de sens est inséparable de la thèse de l'être-constitué de l'objet, qu'elle préserve de toute interprétation mentaliste. Medium inobjectivable de tout rapport à un objet, ce « sens » ne se laisse pas identifier au Sinn frégéen, mais doit être reconnu comme le concept opératoire fondamental de la phénoménologie husserlienne, celui à partir duquel doit être compris son idéalisme transcendantal.
Dans « Les lois expliquent-elles les régularités ? », Julien Tricard critique la solution abductive du problème de l'induction. Afin d'expliquer les régularités que l'on observe dans la nature, ne faut-il pas supposer qu'elles sont les produits nécessaires de lois, sans lesquelles elles sembleraient d'invraisemblables coïncidences ? En examinant les versions que proposent David Armstrong et John Foster de cette « inférence nécessitariste », l'auteur montre qu'elle repose sur la confusion de deux concepts incompatibles de « régularité ». Il en tire une conception de l'induction qui n'est ni la généralisation factuelle des empiristes, ni l'inférence de lois nécessitantes, mais l'opération de constitution des faits particuliers comme instances régulières de lois.
Quelle réponse normative adopter face au ressentiment ? Dans « Valeur et légitimité du ressentiment », Pierre Fasula, prenant à rebours la tendance courante à juger d'emblée négativement ce genre d'affect et d'attitude, se propose d'interroger la valeur et la légitimité possibles du ressentiment. Il mobilise à cette fin deux traditions philosophiques, l'une de langue allemande (Nietzsche, Scheler), l'autre de langue anglaise (Smith, Rawls, Strawson), pour montrer que le véritable enjeu est le tour pathologique que peut prendre le ressentiment et la difficulté qu'il a alors à réagir face à ce qui exprime une aliénation.
D. P.
Phasmes: insectes étranges, sans queue ni tête, mimétiques jusqu'au dissemblable. Mais aussi cauchemars insensés jusqu'aux vraies catastrophes. Mouches agglutinées et images agglutinantes. Ex-voto viscéraux et santons napolitains. Mystiques orientaux qui emploient le verbe "photographier". Enfants en poussière et dentellières en sang. Femmes flottantes et tableaux diaphanes. Paraboles du regard et paradoxes de l'être à voir. Armoires peintes par Fra Angelico et feuillets tachés d'encre par Victor Hugo. Voracités et blessures. Tombeaux et fenêtres. Cristaux et portraits qui se taisent. Lieux et visages qui témoignent. Essais sur l'apparition, donc. Evénements de regard expérimentés devant ces choses dont la liste, bien sûr, ne saurait être close que par décision arbitraire, ou par hasard. Comme si les animaux sans queue ni tête que sont les phasmes pouvaient donner leur nom à la classe indéfinie de ces menues choses apparaissantes, évidemment en prise sur la souveraineté du fantasme. Comme si des animaux sans queue ni tête pouvaient donner leur nom à un genre accidentel de connaissance et d'écriture: connaissance de ces choses disparates et fortuites, choses du bord de la route, que nous n'avions pas cherchées mais qui, en apparaissant, font apparaître soudain le sens même de ce que nous avions toujours recherché, qui sait.
Lettres et autres textes est le troisième et dernier volume des textes posthumes de Gilles Deleuze, publié à l'occasion du vingtième anniversaire de sa disparition. Il regroupe de nombreuses lettres adressées à ses contemporains (Michel Foucault, Pierre Klossowski, François Châtelet ou Clément Rosset). Particulièrement importantes à cet égard sont les lettres adressées à Félix Guattari, qui constituent un témoignage irremplaçable sur leur « travail à deux », deL'Anti-Odipe jusqu'à Qu'est-ce que la philosophie ? On y trouve aussi des lettres plus tardives adressées à des étudiants qui l'interrogent sur son oeuvre et lui permettent de l'éclairer d'un regard nouveau. Y figurent ensuite un ensemble de textes introuvables ou inédits, comme certains essais de jeunesse, quelques dessins insolites, ou un long entretien de 1973 sur L'Anti-Odipe avec Guattari.
Il n'y a probablement de pensée solide - comme d'ailleurs d'oeuvre solide quel qu'en soit le genre, s'agît-il de comédie ou d'opéra-bouffe - que dans le registre de l'impitoyable et du désespoir (désespoir par quoi je n'entends pas une disposition d'esprit portée à la mélancolie, tant s'en faut, mais une disposition réfractaire absolument à tout ce qui ressemble à de l'espoir ou de l'attente). Tout ce qui vise à atténuer la cruauté de la vérité, à atténuer les aspérités du réel, a pour conséquence immanquable de discréditer la plus géniale des entreprises comme la plus estimable des causes.
Réfléchissant sur cette question, je me suis demandé si on pouvait mettre en évidence un certain nombre de principes régissant cette « éthique de la cruauté », - éthique dont le respect ou l'irrespect qualifie ou disqualifie à mes yeux toute oeuvre philosophique. Et il m'a semblé que ceux-ci pouvaient se résumer en deux principes simples, que j'appelle « principe de réalité suffisante » et « principe d'incertitude ».
Le Principe de cruauté est paru en 1988.
Les Grecs anciens, méditant la condition humaine, voyaient dans la faiblesse, le manque ou le dérobement de la force, un de ses traits essentiels. Les Latins introduiront la fragilité, la possibilité de se briser, parfois tout à coup et de façon imprévisible, et la transmettront aux langues et aux cultures de l'Europe occidentale. Ce « lieu commun » de notre compréhension de nous-mêmes parcourt tous les domaines de la philosophie à la poésie, du roman à la peinture ou à l'histoire. Bien que nul ne l'ignore, chaque homme et chaque génération le découvrent en acte avec une sorte de saisissement et d'effroi.
Ce livre en décrit d'abord les figures variées, dans une longue durée, et suivant la polyphonie des oeuvres qui donnent à voir l'humaine fragilité. Il va de l'impuissance et du dénuement du nourrisson comme miroir de notre condition, et des matières fragiles (le verre, l'argile, la bulle de savon) qui en sont les symboles toujours repris, à la fêlure invisible qui soudainement produira la catastrophe. La poétique des ruines, où l'on contemple les débris des hautes civilisations qui se croyaient là pour toujours, précède une réflexion sur la beauté propre du fragile comme sur la fragilité du beau comme tel.
Il y va dans un second temps du concept même de fragilité, de Sénèque à Kant et au-delà. Ce sont les Pères de l'Eglise latine, et notamment saint Augustin, qui donneront à la fragilité un sens fondamentalement moral, celui d'un penchant au mal et à l'injustice, qui ira s'approfondissant, avant que la modernité ne tente de l'écarter.
Le livre s'achève sur ce qui l'a rendu possible, la fragilité de la voix humaine, qu'un rien peut briser, et qui pourtant dit le sens qui ne périt pas, et que l'homme se transmet, en le renouvelant, d'une génération à l'autre.
Ce qu'il s'agit d'analyser, d'ausculter, c'est ce que Walter Benjamin, en 1929 déjà, décrivait comme un espace chargé à cent pour cent d'images. Autrement dit : cette visibilité saturée qui nous arrive de partout, nous entoure et nous traverse aujourd'hui.
Un tel espace iconique est le produit d'une histoire : celle de la mise en circulation et de la marchandisation générale des images et des vues. Il fallait ébaucher sa généalogie, depuis les premiers ascenseurs ou escalators (ces travellings avant la lettre) jusqu'aux techniques actuelles de l'oculométrie traquant les moindres saccades de nos yeux, en passant par le cinéma, grand chef d'orchestre des regards.
Mais, sous-jacente à cette innervation du visible, il y a une économie propre aux images : ce qu'on tente d'appeler leur iconomie. Deleuze l'avait entrevue lorsqu'il écrivait, dans des pages inspirées par Marx : « l'argent est l'envers de toutes les images que le cinéma montre et monte à l'endroit ». Une phrase que l'on n'entendra dans toute sa portée ontologique qu'à condition de se souvenir que « cinéma » veut aussi dire ici : « l'univers ».
C'est pourquoi, tout en se laissant guider par des séquences d'Hitchcock, de Bresson, d'Antonioni, de De Palma ou des Sopranos, ces pages voudraient frayer la voie qui conduit d'une iconomie restreinte à ce qu'on pourrait nommer, avec Bataille, une iconomie générale.
Peter Szendy
Phalènes (le mot se dit au féminin comme au masculin) : ce sont des papillons nocturnes qui apparaissent depuis l'obscurité et, lorsqu'ils n'y retournent pas, viennent s'aventurer près d'une chandelle pour s'y consumer brusquement et ne laisser, sur la table, qu'un petit tas de cendres. Ils ou elles traversent ce recueil de textes comme une figure destinée à penser, à repenser l'image. À interroger, plus précisément, l'apparition comme réel de l'image. Les phalènes sont beauté faite de fragilité, forme faite d'informe - au terme de son état larvaire et de sa métamorphose, la chrysalide ne se nomme-t-elle pas imago ? -, symétrie faite de brisure, luxe fait d'altération, mouvement fait d'errance autant que d'obstination, désir fait de consumation. Battements d'ailes, battements du visible et battements du temps. Les phalènes emblématisent un genre nécessaire, nécessairement papillonnant, fatalement réglé sur l'imagination, du savoir à se faire sur les images.
Quels rapports faut-il construire entre connaître et regarder ? Est-ce reconnaître ou pas ? Des hypothèses sont ici formulées à travers quelques études sur l'« image-sillage » selon Bergson, le « savoir-mouvement » selon Warburg, le « regard des mots » selon Rilke, la notion d'« image-dépouille » selon Blanchot, ou encore la façon dont Deleuze a voulu penser l'acte, faussement simple, de « faire une image ». On découvre aussi comment apparaître et ressembler se nouent - mais sans se rassembler - dans le vol d'un papillon, la danse d'un psychotique, la trace d'un suaire, le moulage d'une jeune fille qui frissonne ou le coloris en grisaille d'un tableau de paysage. On tente de mieux regarder une chronophotographie de Marey, une planche du test de Rorschach, un détail de Velázquez, une draperie de Loïe Fuller, un diagramme de Beckett, une cire anatomique, un châle de prière juif ou une oeuvre d'art contemporain dédiée au génocide rwandais... On s'interroge sur le fait que l'image brûle d'apparaître, et qu'ainsi sa contribution à notre connaissance de l'histoire soit aussi problématique que nécessaire.
Parcours à travers l'oeuvre - psychanalytique, philosophique et, en un sens, poétique - de Pierre Fédida, ce livre interroge la façon dont une pensée de l'absence se devait de produire une théorie des rapports entre corps, parole, souffle et image : une théorie du " souffle indistinct de l'image ".
C'est une approche de para-doxes. C'est la surprise de dé-couvrir les affinités de l'air et de la pierre, de la danse et de la sépulture, de l'art et de la gé-néalogie. C'est une façon de s'interroger sur la respiration du temps dans l'image.
Avec Le Différend, Lyotard donne ce qu'il appelle « son livre de philosophie », après neuf ans de travail. Livre composé d'une suite de réflexions, ordonnée par numéros, interrompue selon l'opportunité par des notices de lecture de textes philosophiques (de Gorgias à Levinas), découpée en sections (différend, référent et nom, présentation, résultat, obligation, genre et norme, signe d'histoire). Au début, une brève fiche de lecture définit le titre, l'objet, la thèse, la question, le problème, le contexte, le prétexte, le mode, le genre, le style, le lecteur, l'auteur, et l'adresse. À la fin, index des oeuvres citées, des noms, des termes, une table des matières. Lecture aisée ; notices plus « techniques ». Kant et Wittgenstein particulièrement allégués (et détournés ?) La réflexion part de la polémique relative à l'existence des chambres à gaz (Faurisson, Vidal-Naquet). Elle s'étend lentement à la question du différend en matière de réalité, d'être et de temps, de devoir et de politique. Le différend est un conflit qui ne peut pas être tranché équitablement faute d'une règle de jugement applicable aux deux argumentations en présence. Peu à peu se dégage l'idée des « phrases » comme seul objet de la réflexion, des régimes divers (montrer, ordonner, raisonner, connaître, etc.) selon lesquels elles sont formées, et des genres de discours qui déterminent les fins en vue desquelles elles sont enchaînées (savoir, enseigner, être juste, séduire, etc.). Les régimes de phrases entre eux, les genres de discours entre eux sont hétérogènes. Il n'y a pas de langage en général, et pas de sujet qui userait du langage. Le problème est donc : si l'on ne peut éviter les conflits et si l'on ne peut éviter d'enchaîner une phrase sur une autre, - si donc on ne peut ni être pacifiste en matière de phrases, ni être indifférent, comment se guider par rapport à l'événement qui est l'occurrence d'une phrase ?
Le contexte de ce livre est le « tournant langagier » des philosophies occidentales et le déclin des métaphysiques universalistes (dont le retrait du marxisme et la « crise de la théorie » sont des aspects). Il ne s'agit de rien de moins qu'établir une pensée qui soit à la « hauteur » de la « post-modernité », celle-ci conçue non pas comme l'abandon du projet moderne, mais comme une autre figuration de l'être et du phraser.
Lecteur possible : n'importe qui, s'il n'est pas pressé de conclure ; le livre concerne les philosophes, les historiens, les linguistes, les anthropologues, les politologues, les économistes.
Le régime des passions n'est autre, tout simplement, que le " régime " ; au sens oú l'on parle de " se mettre au régime " ou de " régime sec ".
Il est même le plus dur des régimes, parce qu'un régime alimentaire autorise certains aliments alors que le régime des passions n'en tolère aucun.
C'est Boris Vian qui semble avoir inventé l'usage argotique du mot tube, pour désigner une chanson à succès. C'est-à-dire, le plus souvent, une chanson quelconque, qui ressemble à toutes les autres et qui chante volontiers sa banalité même.
Or, ces mélodies, ces airs comme ça nous hantent, prolifèrent en nous comme des vers d'oreille. Jusqu'à devenir parfois la bande-son de notre vie, commémorant tel moment passé, tel vécu singulier.
Comment penser cette conjonction paradoxale, propre sans doute aux tubes, entre le plus banal et le plus singulier ? Comment le cliché musical qui circule jusqu'à l'usure peut-il être porteur de l'unique, d'un affect à nul autre pareil ?
À ces questions, ce sont d'une part les tubes eux-mêmes qui répondent, si on sait leur prêter l'oreille : les histoires que racontent nombre d'entre eux (Je suis venu te dire que je m'en vais ou Parole, parole, parole, parmi tant d'autres qui habitent ces pages) parlent indirectement de leur propre pouvoir, des obsessions qu'ils suscitent.
Mais, d'autre part, les tubes demandent aussi à être pensés, à être élevés à la dignité d'objets philosophiques. Aussi est-ce en lisant Kierkegaard, Kant, Marx, Freud ou Benjamin que l'on tente ici d'interpréter leurs rapports avec l'argent, ainsi que l'épreuve de la reprise dont ils nous font faire l'expérience.
Enfin, pour les voir à l'oeuvre dans leur manière unique d'articuler la psyché et le marché, il fallait se rendre au cinéma. De Fritz Lang à Alain Resnais, en passant par l'incontournable Hitchcock, les tubes apparaissent comme cette production inouïe du capitalisme avancé : un hymne intime à l'échange.
La philosophie des formes symboliques est une tentative pour fonder une philosophie de la culture - la culture non seulement entendue comme la pensée théorique et l'activité artistique, mais aussi comme la pratique humaine en général, ce qui inclut aussi bien l'usage de l'outil et les troubles du langage (tome i) que les cérémonies religieuses et l'organisation d'une cité (tome ii) ou la pensée scientifique et ses catégories (tome iii).
Il s'agit pour cassirer d'écarter à la fois la spéculation philosophique du xixe siècle avec son discours historique sur l'absolu (même si hegel et schelling sont souvent présents dans le discours cassirérien), et la psychologie empirique qui rapporte l'ensemble des productions humaines à certains lois de la " nature humaine ". dans un projet qui n'est pas sans rappeler husserl, cassirer entreprend de fonder un discours rigoureux sur les manifestations culturelles de l'homme (ce qu'il appelle une " phénoménologie de la culture ") qui ne rapporterait pas celles-ci à " autre chose ", à un terme substantiel, une instance ultime et extérieure.
Le langage, par exemple, doit être compris en tant que tel, dans la spécificité de sa nature et par sa légalité propre.
Aujourd'hui.
En me proposant de publier en livre ce qui fut d'abord un article de journal, Jérôme Lindon m'a donné à réfléchir l'alliance d'un hasard et d'une nécessité. Jusqu'alors, je n'avais pas prêté une attention suffisante au fait qu'un article, L'Autre cap , visiblement assiégé parles questions du journal et du livre, de l'édition, de la presse et de la culture médiatique, avait certes été publié dans un journal (Liber, Revue européenne des livres, octobre 1990, n°5), mais dans un journal singulier qui tente d'échapper à la règle, puisqu'il est simultanément inséré, de façon inhabituelle, dans d'autres journaux européens et simultanément en quatre langues. Or, il se trouve, de façon apparemment fortuite, qu'un autre article, La Démocratie ajournée , traitant au fond de problèmes analogues, et d'abord de la presse et de l'édition, du journal, du livre et des médias (dans leur rapport à l'opinion publique, aux libertés, aux droits de l'homme, à la démocratie - et à l'Europe) avait été lui aussi publié l'année précédente dans un autre journal qui fut aussi le même, à savoir Le Monde, et encore à part, dans le supplément d'un numéro singulier : le premier numéro du Monde de la Révolution française (janvier 1989) qui parut douze fois l'année du bicentenaire. Au-delà du partage des thèmes et en raison de cette situation (un journal dans le journal mais aussi un journal comme tiré à part), j'ai donc imaginé qu'il y avait quelque sens à replacer ces deux articles tels quels, côte à côte et sous le même jour. Le jour, justement, la question ou la réflexion du jour, la résonance du mot aujourd'hui, voilà ce que ces articles de journal gardent de plus commun - à leur date, au jour d'alors. Les hypothèses et les propositions ainsi risquées s'en trouvent-elles pour autant datées aujourd'hui, au moment où les problèmes du droit, de l'opinion publique et de la communication médiatique, entre autres, connaissent l'urgence et la gravité que l'on sait ? Au lecteur d'en juger.
Aujourd'hui se trouve être le premier, non le dernier mot de La Démocratie ajournée . Il entre peut-être en correspondance avec ce qui résonne étrangement dans l'apostrophe de Paul Valéry, citée à l'ouverture de L'Autre cap et relancée de loin en loin : Qu'allez-vous faire AUJOURD'HUI .
Jacques Derrida, le 29 janvier 1991.